« […] La manière dont les militants gays assimilationnistes ont réclamé, et parfois obtenu, que leur soit accordé le droit de convoler en justes noces n'est pas moins aberrante.
S'il est légitime de réclamer, en termes d'héritage, des droits égaux à ceux de partenaires hétérosexuels, ou de vouloir bénéficier des avantages fiscaux ou sociaux liés à la vie en couple – dans la mesure où ces avantages existent pour d'autres, ce qui pourrait être contesté, car la discrimination dont sont victimes à certains égards les célibataires peut parfois sembler injustifiée –, pourquoi cela doit-il se faire dans le cadre d'une reproduction de la cellule mère de la famille nucléaire ?
Une des particularités des pédés dans un contexte d'interdiction de relations avouées a été justement l'invention de relations affectives et sexuelles non figées, pas forcément basées sur l'exclusivité ni sur l'éternité, redonnant une place importante à l'amitié, créant des réseaux relationnels non traditionnels, des « familles choisies » en lieu et place des familles biologiques étouffantes et excluantes. Ces formes relationnelles se sont souvent avérées inventives et épanouissantes, et ont permis à des individus de s'accomplir, dégagés de l'étau des conventions. Abandonner ces pratiques inventives pour reproduire un modèle désuet, dans une société contemporaine où le divorce et les familles monoparentales ou reconstituées sont, même d'un point de vue straight, de plus en plus communes, se battre pour avoir le droit de se mouler dans un modèle périmé représente il me semble une véritable régression.
Que des jurisprudences sanctionnent l'existence de fait de certains couples et reconnaissent ces associations d'individus, les protégeant par là même de l'animosité des voisins ou de l'avidité des familles biologiques, très bien ; est-il pour autant nécessaire de les modéliser sur une structure contraignante qui a fait ses preuves en termes de capacité de destruction de l'individu ? Plutôt que de réclamer le mariage pour les gays – et d'assurer ainsi la fortune des psychothérapeutes, car il n'y a pas de raison pour que deux êtres de même sexe pris dans le même piège ne deviennent aussi fous que deux personnes de sexe différent –, il est urgent d'obtenir, pour tous, la reconnaissance du fait qu'un célibataire n'est pas un pestiféré, et que la polyandrie, la polygamie sont des modèles absolument pensables, dès lors qu'ils sont acceptés et non imposés ; la facilité d'adopter pour des parents isolés ou ne correspondant pas au schéma « classique » de la famille ; la reconnaissance que les communautés ne sont pas le fait des seuls moines. Voilà ce pour quoi les pédés devraient se battre, plutôt que de réclamer qu'on leur passe ces vilaines menottes que sont les alliances.
S'il y a couple – et il y a des couples pédés qui perdurent, sans autre contrat que moral –, s'il y a enfants – et il y a des enfants heureux, et d'autres malheureux, élevés par des couples d'hommes, qui malgré les bons exemples parentaux, préfèrent parfois l'autre sexe, même si dans ce cas-là, ils seront rarement tout à fait straights –, que des moyens légaux leur soient donnés pour jouir des mêmes avantages que leurs hétérologues n'est pas plus que logique. Que cela devienne le prétexte à la reproduction de l'étouffoir que peut être la famille pyramidale, avec rôles attribués dont on ne s'échappe pas, cadenassage vis-à-vis de l'extérieur, et prétention à représenter la meilleure partie du monde jusqu'à la fin de ses jours, est une exagération dangereuse, et représente une perte par rapport à ce qui a déjà pu être inventé hors de ce schéma.
Antoine Pickels
in « Un goût exquis : Essai de Pédesthétique », éditions Cercle d’Art, collection Ah !, Bruxelles, 2006, ISBN : 2702208037, pp.43/44