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philosophie

L'âme atomique, Guy Hocquenghem et René Schérer

Publié le par Jean-Yves Alt

Comment rendre une âme au désenchantement et au prosaïsme qui nous entourent ? Comment restituer une âme à ce quotidien, qui ne soit pas pour autant le toc sentimental ou le kitsch cynique ? Par le sublime ! Telle est la proposition des deux auteurs, Guy Hocquenghem et René Schérer.

Les auteurs pensent qu'une philosophie qui rend sa liberté à chaque individu, sa liberté totale d'imagination, d'évolution, est une philosophie absolument nécessaire. Mais il ne s'agit pas de jouer l'âme contre le corps, contre le désir, le plaisir. Il est possible de réinventer un sens à la vie, que les auteurs appellent âme, sans que ce soit un retour en arrière à des formes de religions, de croyances où le sujet s'agenouille devant plus puissant que lui ou un retour en arrière à des formes de répression.

L'âme atomique n'est nullement désincarnée. Elle est le prolongement et non la négation du corps désirant. Mais elle va plus loin. Chacun se crée une fantaisie métaphysique pour aborder ses problèmes, en particulier celui de restituer son âme au monde, une âme non répressive, épicurienne qui réunit corps et âme, plaisir et pensée, physique et métaphysique. L'âme atomique, c'est la possibilité de rendre une âme à chaque individu, à chaque atome de la vie sociale. C'est cela l'épicurisme.

« Pourquoi les sexes se portent au sublime ? »

Dans ce chapitre, les auteurs précisent qu'ils ne défendent pas une philosophie de la sublimation du corps ni même de la chasteté. Explicitement, Guy Hocquenghem et René Schérer écrivent qu'il ne s'agit pas du tout de préconiser une dévalorisation du corps, une désexualisation. Cet essai est précisément écrit contre une certaine sexologie qui conduit à une forme de réduction du sensuel. En fait, les auteurs montrent que la sublimité est un terme qui a beaucoup plus de validité esthétique que les qualificatifs de la beauté. Il n'est pas de relation corporelle, érotique, s'il n'y a pas quelque chose qui est de l'ordre de la sublimité.

Le sentimental, le transcendant ne peuvent connaître leur essor, leur plein développement si les sens et le sexe ne sont pas satisfaits. Mais, ce qui est la perfection de l'amour, son caractère essentiel, ce n'est pas cela. La sexualité réduite à l'état pur, ce n'est pas l'amour, ni même le plaisir physique pleinement développé. Il faut qu'elle soit enrobée de tout un monde d'illusions. Le sublime, c'est essentiellement cette illusion, et les auteurs montrent que pour que tout le corps ait une force érotique, il faut qu'il soit accompagné d'un autre charme, créé par l'illusion ou l'imaginaire.

Le sublime n'est pas un moyen de compenser cet ennui du sexe dont parlait Michel Foucault, il est le moyen de rendre le sexe intéressant. Ce qui rend le sexe triste, c'est son incapacité d'attirer à lui tous les attraits de la vie telle que chacun la souhaite. La beauté physique n'a de sens que si elle est accompagnée d'une sorte de rêve de chaque individu sur elle-même, d'une signification mystérieuse qui est le propre de chaque rencontre amoureuse. Tout le monde a besoin d'amour, tout le monde veut être amoureux, il suffit de lire les petites annonces. Mais, souvent, l'amour et le sensualisme sont opposés. Or le cortège merveilleux du sublime, c'est le seul qui n'entraîne pas l'ennui. Le sublime est partout, même dans les orgies. La question est de ne pas réfréner son propre sublime, en vivant sa relation à l'autre comme une relation héroïque. Le sublime touche ainsi à la réhabilitation de l'héroïsme comme puissance érotique.

L'ennemi de cet essai, c'est la psychanalyse, parce qu'elle a inventé la sublimation, qui est à l'opposé du sublime, en dissociant esprit et chair et en faisant peser sur la libido une honte incroyable : c'est le diable par rapport au bon Dieu. Cette opposition-là, il faut la détruire, faire comprendre que esprit et éros marchent ensemble : l'intelligence de l'esprit et la liberté de la chair vont dans le même sens.

« Pourquoi les mélancoliques sont des hommes de génie ? »

Ce chapitre pose que l'héroïsme amoureux est toujours mélancolique. Et privilégie les valeurs de regret, de retour au passé, à l'enfance. Car si la mélancolie est une tristesse, elle est aussi ce qu'il y a dans l'homme d'énergie pour aller au-delà de sa situation, de la normalité, du sort commun. La mélancolie, c'est le génie, et pas uniquement au sens créateur. C'est le génie de tout individu qui le force à être mélancolique. Cette idée est portée, en général, au niveau de l'adolescence, parce qu'on ressent, à ce moment, l'inadaptation, l'incommensurabilité entre ce qu'on voudrait faire et ce que propose la société. La mélancolie n'est pas seulement le propre des hommes de génie, des grands poètes, des héros de guerre : elle permet de rêver au-delà de ses capacités. La mélancolie exalte tout ce que chacun a de sensuel. Elle est une forme de déréalisation du monde, elle voit plus dans le monde que ce qu'il n'est, elle voit plus dans les relations avec les gens que ce qu'il y a, mais par là, elle rend aussi hypersensible. Et le mélancolique finit souvent misanthrope, parce qu'il est trop agressé par l'impossibilité de voir se transformer le monde tel qu'il le rêve. Le mélancolique est aussi un utopiste, il rêve toujours au-delà de ce qu'il est possible de faire.

L'âme n'est pas un moins par rapport au corps, la mélancolie n'est pas un moins par rapport à l'optimisme. Réhabiliter la mélancolie, ce n'est pas refuser les plaisirs de la vie ou réclamer un retour au vierge et au chaste. Il arrive un moment où, quelle que soit la quantité de commodité sexuelle offerte par la société, le sentiment qu'une limite est atteinte devient très fort : c'est la mélancolie. Ce moment-là est créateur car il est à la fois l'expression d'une lassitude et en même temps la transformation de cette lassitude en une nouvelle énergie. Chacun doit être fier de sa mélancolie, l'utiliser au maximum. Elle doit, à chacun, permettre d'aller au-delà de cette limite désespérante que présente le réalisme.

■ L'âme atomique, Guy Hocquenghem et René Schérer, Editions Albin Michel, 1986, ISBN : 2226026622


Du même auteur : Pari sur l'impossible

De Guy Hocquenghem : L'amour en relief - Les petits garçons - Les voyages et aventures extraordinaires du frère Angelo - Comment nous appelez-vous déjà ? (avec Jean-Louis Bory) - La colère de l'Agneau - Le désir homosexuel - Race d'Ep - La dérive homosexuelle

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Michel Foucault : une histoire de la problématisation des comportements sexuels

Publié le par Jean-Yves Alt

Michel Foucault dans «La Volonté de savoir» (Histoire de la sexualité, tome 1) a souhaité arriver à comprendre comment certains comportements sexuels deviennent à un moment donné des problèmes, comment ils donnent lieu à des analyses, comment ils constituent des objets de savoir.

Il a essayé de déchiffrer ces comportements, de les comprendre et de les classer : l'intéressant, pour lui, n'était pas tant une histoire sociale des comportements sexuels, une psychologie historique des attitudes à l'égard de la sexualité, mais une histoire de la problématisation de ces comportements.

Michel Foucault note deux âges d'or de la problématisation de «l'homosexualité» « monosexualité », c'est-à-dire des rapports entre hommes et hommes, et hommes et garçons.

● Le premier c'est celui de la période grecque, hellénistique qui se termine en gros au cours de l'empire romain. Les derniers grands témoignages en sont : le dialogue de Plutarque, les dissertations de Maxime de Tyr et le dialogue de Lucien. Son hypothèse est que – bien que ce soit une pratique courante – les Grecs en ont beaucoup parlé, parce que cela faisait problème.

● La seconde a eu lieu dans les sociétés européennes. La problématisation a été beaucoup plus institutionnelle que verbale : un ensemble de mesures, des poursuites, des condamnations ont été prises à l'égard de ceux que l'on n'appelait pas encore homosexuels mais sodomites depuis le XVIIe siècle. C'est une histoire compliquée à trois temps :

► Le premier, depuis le Moyen Age où il existait une loi contre la sodomie impliquant la peine de mort et dont l'application a été limitée.

► Le deuxième palier, c'est la pratique policière à l'égard de l'homosexualité, très nette en France au milieu du XVIIe, à une époque où les villes existent réellement, où un certain type de quadrillage policier est en place et où par exemple, on note l'arrestation, relativement massive, d'homosexuels dans des lieux comme le Jardin du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés ou le Palais Royal. Des dizaines d'arrestations sont effectuées, on relève les noms, on arrête les gens pour quelques jours ou on les relâche tout simplement. Certains peuvent rester au trou sans procès. Tout un système de pièges, de menaces s'installe avec des mouchards, des flics, tout un petit monde se met en place très tôt, dès le XVIIe et XVIIIe siècle : on arrête des ouvriers, des curés, des militaires ainsi que des membres de la petite noblesse. Ceci s'inscrit dans le cadre d'une surveillance et d'une organisation d'un monde prostitutionnel des filles - entretenues, danseuses, théâtreuses... - en plein développement au XVIIIe siècle.

► Enfin, le troisième stade, c'est l'entrée bruyante au milieu du XIXe de l'homosexualité dans le champ de la réflexion médicale. Une entrée qui s'est faite discrètement au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Un phénomène social de grande échelle, autrement plus compliqué qu'une simple invention de médecins. Les travaux médicaux du docteur Hirschfeld, au début du XXe siècle, et ses classifications ont sans doute enfermé les homosexuels : ils ont servi à pathologiser l'homosexualité, mais ils ont aussi joué un rôle de défense, au nom desquelles on pouvait revendiquer des droits. A noter que le problème reste actuel puisqu'entre l'affirmation je suis homosexuel et le refus de le dire, il y a là toute une dialectique très ambiguë. C'est une affirmation nécessaire puisque c'est l'affirmation d'un droit mais c'est en même temps la cage, le piège.

L'homosexualité, pour Michel Foucault, n'est pas une forme de désir mais quelque chose de désirable.

S'interroger sur le rapport à l'homosexualité, c'est plus désirer un monde où ces rapports sont possibles que simplement avoir le désir d'un rapport sexuel avec une personne du même sexe, même si c'est important.


Lire aussi sur ce blog :

- L’invention de l’homosexualité par Michel Foucault - Michel Foucault et l'archéologie des plaisirs - Michel Foucault et la sexualité - Michel Foucault et le désir - Herculine Barbin, dite Alexina B, présenté par Michel Foucault - L'Occident et la vérité du sexe par Michel Foucault (1976)

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Michel Foucault et le désir

Publié le par Jean-Yves Alt

Michel Foucault a - dans son œuvre - très peu écrit directement sur l'homosexualité et, quand il en parle c'est, ou bien pour dire le contraire de ce qu'il est habituel de croire, ou bien pour réfléchir sur des formes de relations [l'amour grec des garçons, par exemple] qui, précisément, n'ont rien à voir avec ce que nous appelons aujourd'hui « l'homosexualité ». Il nous égare.

Le désir homosexuel est (ou a été) en effet souvent vécu à l'intérieur d'une histoire de sa répression : une oppression dont il s'agirait de se libérer. Dans ses écrits, Michel Foucault a renversé cette perspective : ce qui n'a pas toujours été bien compris. Il ne nie pas la répression, mais il en déplace complètement le sens.

Si l'on admet - historiquement c'est une hypothèse assez vraisemblable - qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles les pratiques sexuelles entre hommes aient été relativement libres, il est alors facile et tentant de dire les choses simplement : après la liberté ou du moins une grande tolérance, s'abattent les rigueurs d'un XIXe siècle bourgeois, moraliste, puritain. La tâche serait maintenant de liquider ce sombre héritage, de briser toutes ces chaînes.

Foucault propose une autre lecture de cette hypothèse. Il n'y aurait pas avant une homosexualité acceptée, après une homosexualité brimée. Réprimer l'homosexualité c'est en même temps l'inventer.

Foucault lance l'idée qu'à « l'âge classique » existait un tissu très dense de relations sociales entre hommes. Ce temps partagé - travail, coopération, services, amusements - pouvait être traversé d'histoires où jouaient le désir et l'amour. Mais les limites demeuraient floues. Rien n'était alors tracé au cordeau. Sur ce domaine profus des amitiés aux mille figures, va s'opérer un travail de définition. La sexualité dans son ensemble va se voir constituée en domaine à part, objet de science ou de para-sciences médicales et psychiatriques, objet de codifications juridiques et de contrôles sociaux. Dans ce grand mouvement de redistribution, les amitiés masculines doivent aussi sortir de l'obscurité et pouvoir être nommées. Un lien trop étroit entre deux hommes devient suspect. L'homosexuel désormais existe. Il doit se reconnaître comme tel, même si, dans le moment où il avoue sa perversion, il est sommé d'y renoncer ou de s'en guérir. Mais voilà : il faut être quelque chose et s'identifier à un désir. Et cette obligation touche tout le monde : hommes et femmes, enfants et adultes, « normaux » et pervers. Chacun doit avouer où il est et se soumettre à la loi qui régit la case dans laquelle il est confiné.

Bref, sur la carte ancienne des plaisirs et des affects, on trace un nouveau continent : la sexualité, avec ses frontières, ses polices, ses passeports, ses lois. On y assujettit chaque individu. Loin donc d'être d'abord un refoulement du sexuel, l'opération consiste à classer, à nommer et à rendre visibles des conduites qui auparavant pouvaient se déployer à la fois silencieusement et obscurément.

L'originalité de Foucault c'est d'avoir saisi l'homosexualité (et la sexualité en général) comme un dispositif où le pouvoir s'empare du désir pour y fixer un sujet. Ayant identifié cette jonction, son mérite a été de nous aider à la défaire et à repérer ce qui y contribue : Non pas être homosexuels, mais être acharner à le devenir.

Ce « devenir-homosexuel » ne consiste-t-il pas à marcher dans le sens d'une disparition des identités sexuelles ?


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Michel Foucault et l'archéologie des plaisirs

Publié le par Jean-Yves Alt

En 1976, Michel Foucault faisait paraître un court volume "La Volonté de savoir" (1) qui s'annonçait comme le premier tome d'une histoire de la sexualité, à venir. Introduction extrêmement brillante et paradoxale, où le philosophe prenait le contre-pied des thèmes à la mode sur la libération sexuelle.

Au rebours du prêchi-prêcha soixante-huitard sur le sexe réprimé, objet d'une conspiration du silence et de l'obscurantisme, Foucault affirmait allègrement que la sexualité depuis le XIXe siècle au moins était le centre de discours permanents, l'objet de sollicitations constantes et multiformes d'informations, de confidences, de conseils ; bref, toute une industrie langagière, infiniment bavarde et rusée, s'employait, selon lui, à faire parler sur ce sujet soi-disant tabou.

L'invention la plus étonnante de cette stratégie n'étant-elle pas l'institution psychanalytique où l'individu paie un tiers invisible et muet pour parler de son sexe et en connaître la vérité ?

Le livre refermé sur cette dénonciation de « l'austère monarchie du sexe » (« Ne pas croire qu'en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir : on suit au contraire le fil du dispositif général de la sexualité. »), on pouvait lire au dos du livre l'annoncé très précis des autres tomes à paraître.

Michel Foucault est resté fidèle à lui-même, à sa méthodologie d'historien-philosophe telle qu'il l'a définie et mise en pratique dans l'Archéologie du savoir ou "Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère...". Remonter aux sources, au plus près des origines, décrire généalogiquement cet état naissant où les mots et les choses sont encore assez libres pour «jouer» à l'intérieur de discours non-figés.

« Contre le dispositif de sexualité, le point d'appui de la contre attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. » Ce programme, inscrit dans les dernières pages de la Volonté de savoir, commandait un détour, un retour vers la Grèce de Platon et la Rome de Sénèque. Non pour interroger les sujets, traquer leurs désirs, mais constater les comportements, en retrouver les codes, restituer les pratiques, avec les déliés des accommodements et les traits pleins des contradictions. Michel Foucault, qui n'était ni helléniste ni latiniste de profession, s'est donc donné le temps et la peine de se faire historien des textes de l'Antiquité grecque et romaine, mais dans le domaine particulier de la sexualité : l'Usage des plaisirs (tome 2), le Souci de soi (tome 3). Sans occulter le thème : l'amour des garçons.

Dire la sexualité sans Freud

Quelle reconnaissance, quel intérêt lui portait la société antique ? A quelle contradiction spécifique venait se heurter cet amour qui, à ces époques, n'était jamais disqualifié ou marqué négativement comme une faute contre-nature, mais ne s'embarrassait pas moins de dilemmes éthiques : comment un homme libre peut-il être le sujet passif d'un autre, sans devenir esclave ou cesser d'être homme ?

Michel Foucault a élaboré une généalogie de la morale sexuelle en posant l'importante question : Pourquoi les hommes ont-ils fait de la sexualité une expérience morale ?

A cette question fondamentale qui n'avait peut-être jamais été posée avec autant de lumineuse rigueur avant Foucault, les Anciens semblent avoir apporté une réponse bien ambiguë. Certes, rien, ni chez les Grecs ni chez les Romains, qui relève de la faute à expier, du péché à confesser. Ce sera pour plus tard. Mais, sous couvert d'une « stylisation » ou d'une « diététique » de la vie amoureuse (un style à maintenir, un régime à observer), les Anciens semblent privilégier l'abstinence sur les ébats, les rigueurs de l'hygiène sur les voluptés de l'hédonisme.

Cette histoire de la sexualité, même inachevée, représente encore aujourd'hui une tentative audacieuse et radicale pour penser et dire la sexualité sans recourir un seul instant, de près ou de loin, à l'œuvre de Freud ; sans jamais enliser, empoisser le Sujet dans son histoire. Michel Foucault, ou l'ultime leçon de liberté.

(1) ■ Histoire de la Sexualité de Michel Foucault, Tome 1, la Volonté de savoir, Gallimard, collection Tel, 1994 (réédition), ISBN : 2070740706


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Histoire de la sexualité 1 (la Volonté de savoir – 1976), Michel Foucault

Publié le par Jean-Yves Alt

En publiant, en 1976, le premier tome de son « Histoire de la Sexualité », Michel Foucault, explorateur et démystificateur des sciences humaines, a ouvert un monde de conclusions personnelles. Ce volume initial a été dicté par « la volonté de savoir » qui lui donne son titre.

Foucault exprime d'abord ses interrogations à propos de la sexualité dans un chapitre passionnant : « L'Hypothèse répressive », qui envisage la façon dont le sexe nous parvient à travers l'histoire (jusqu'à ce jour) et le discours.

Foucault suggère que si le sexe connut brimades et répression, c'est parce qu'il pouvait nuire à une économie sociale...

« À l'époque où on exploite systématiquement la force du travail, pouvait-on tolérer qu'elle aille s'égailler dans les plaisirs, sauf dans ceux, réduits au minimum, qui lui permettent de se reproduire ? »

Évidemment non, il n'en reste pas moins que le « discours du sexe », le « fait discursif », ont toujours accompagné les interdits et les permissions sexuels, alors même que l'homme voulait contrer le pouvoir dont il dépend, ou, au contraire, l'admettre comme bénéfique autour d'une sexualité tenue en bride par les morales religieuses ou laïques. « Lyrisme et religiosité se sont reportés sur le sexe, dans les sociétés industrielles et occidentales », dit Foucault. C'est une autre évidence : les chantres du sexe sont devenus innombrables et voient en lui une clé pour le bonheur. Et pourtant, le malaise, la distanciation, la brimade subsistent. Le sexe est toujours ressenti comme une fausse permission et, quelle que soit l'avancée « libératrice » des mœurs, en 1976, il ne cesse de s'éprouver comme relié au pouvoir.

Michel Foucault demande :

« Par quelle spirale en sommes-nous arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le taisons, et ceci en le formulant en mots explicites, en cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue, en l'affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ? »

Réponse simple : si nous affirmons que le sexe est nié, c'est que nous le recevons précisément en discours, jamais en direct, jamais assimilé à un concret qui ne compose pas, et parce qu'on s'arrange, en le rapprochant de nous par la phraséologie, à l'éloigner davantage d'une manifestation qui supprimerait l'interrogation.

Michel Foucault feint, par jeu, en considérant l'éventail des possibles autour des défenses subies, d'avancer qu'on a parfois fait la partie belle à l'homme pour qu'il se réalise sexuellement. C'est prêcher le faux pour aboutir au vrai. Le sexe, entièrement admis et manifesté, ne pourrait être qu'une opposition au pouvoir. Il deviendrait le Pouvoir, alors qu'un pouvoir qui tient à sa fonction ne peut être que contre les « énergies inutiles, l'intensité des plaisirs et les conduites irrégulières », même si certaine diplomatie l'invite, à telles heures, à faire croire le contraire à l'homme gouverné.

« Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n'est pas qu'elles aient voué le sexe à rester dans l'ombre, c'est qu'elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret. »

On peut cependant l'admettre : il y a, par l'intermédiaire des livres, des films, des boutiques pornographiques, un essai de démythification du sexe, une espèce de volonté de faire passer « le mystère en pleine lumière ».

En somme, l'actuelle société tient plutôt le sexe au secret, circonscrit à certains territoires, qu'elle n'en fait le secret. On mesure combien le sexe vivant est condamné au secret quand l'on se rappelle que nos mains, notre nez, nos oreilles ne le sont pas. On cache le sexe, tout aussi farouchement que pendant des siècles d'histoire, quand il n'est pas en papier, en pellicule, en peinture.

Parlant sans cesse du sexe, en effet, les « sociétés modernes » le circonscrivent quand même aux conseils psycho-médicaux, ou à la publicité.

Tant que le pouvoir et le sexe ne s'associeront pas, en vue de s'harmoniser l'un l'autre (mais est-ce possible ?), la sexualité de l'homme et de la femme ne sera pas vécue dans son ampleur. Elle se glissera dans des prototypes légaux, ou des illégalités plus ou moins tolérées. On n'a que trop dit que le mariage, pour le plus grand nombre, ne correspond qu'à une part de satisfaction sexuelle ; que l'homme et la femme mariés, un temps venu sont flottants.

La science de la sexualité que nous avons acquise ne saurait en fin de compte, devant le pouvoir, tenir lieu de réalité tangible. Cette science trouve, plus que dans la pratique suivie du sexe, son prolongement dans des revues audacieuses, le jargon des thérapeutes, les films classés « X », les sex-shops ; elle se nourrit de ce qui pourrait être, plutôt que de ce qui est. Le climat ambiant, dans les grandes villes, aide à l'illusion.

La « science de la sexualité » est simplement plus extériorisée aujourd'hui que celle transmise par les auteurs licencieux, parfois de haute qualité, qui ne rendirent que le fantasme de ce qui fut fugitivement, ou de ce qui aurait pu être, croyant faire la nique aux autorités.

« Le moindre éclat de vérité, suppose Foucault, est sous condition politique. » Il y eut de tout temps, piquants contrastes à la répression, des lieux privilégiés où le sexe fut mis à l'honneur, jusque dans l'éducation sexuelle crue. Accidents frondeurs, prétentions qui furent vite débusqués, comme le sont ballets roses et bleus.

En fait, se sentir sexuellement en état de grâce ne saurait aller sans une certaine inconscience. État de grâce qui est le don des adolescents pleins de verdeur, ou de certains hypersexuels. Chez eux, il y a oubli des interdits, appétit aveuglant, permettant le défi aux risques. Les jeunes jouisseurs font la nique à toute répression ; mais ce n'est qu'une période avant l'étrange culpabilisation ressentie dès que franchi le cap des 20/25 ans. Revenant au sentiment social de son existence, le jouisseur se dit un jour : « Comment ai-je pu ? C'était fou. C'était extraordinairement culotté. » Il sait désormais qu'une réédition de ses prouesses le ferait tomber « sous le coup de la loi ».

Notre société « évoluée » – le mot est vague – vit mal sa sexualité. Rien ne nous le dit mieux qu'une certaine presse relatant le plus souvent crimes, abus, délits sexuels. Le bâton suit souvent la carotte. Sans doute en est-il ainsi, dès qu'il y a volonté de libre expansion des sens, depuis les licences de l'antiquité. Mais, pour un grand nombre d'individus, croire jouir du sexe, à volonté, est affaire d'illusion et d'imagination. Ceux-là nourrissent leurs régals même d'interdits. Ce rêve est le côté byzantin, fabuleux, de la misère sexuelle refusée. Combien de gens, dans le métro, portent dans la tête de formidables sexualités ? Elles s'émousseront en imagination. Et prenez tel homme, un dimanche, parcourant le boulevard peuplé de filles à œillades, de magazines, d'affiches érotiques, de ce que Foucault appelle « dispositifs de saturation sexuelle » ; cet homme songera : « Quelle étonnante liberté ! Ce n'est pas une illusion ! » Et, parce qu'il paiera une prostituée, il ira plus loin dans une réalité faussée, refusant la conscience qu'il n'a eu qu'un plaisir payant, consenti par le pouvoir.

La gratuité du sexe, c'est ce que la société de consommation et d'inflation où nous sommes permet le moins. L'inflation dégrade le sexe, comme les joies de la table. Jamais le sexe ne fut plus tarifé, comme si son échelle de valeur était dépendante de la cherté du vivre. De plus en plus la gratuité du sexe rejoint le rêve – et c'est dire combien, là encore, il dépend des politiques et du pouvoir.

Il y a certes pour le sexe, malgré le conditionnement économique qui l'étouffe, malgré toute répression, des havres, des terrains, des microsociétés privilégiés. Les « adolescents entre eux », tout prêts à se satisfaire loin du qu'en-dira-t-on, les « marginaux entre eux ». Michel Foucault parle d'une « explosion de sexualités hérétiques », de « prolifération de plaisirs spécifiques» et de « multiplication de sexualités disparates ». Il est vrai qu'une infime minorité d'individus s'allouent une sexualité contre l'alignement, au risque de s'aliéner toute sécurité, toute protection sociale. Le capital du sexe a pour contrepoids la réprobation de l'ensemble. Il demeure, au plus grand nombre, excentricité, bien de pourceau, goût de la « prison sexuelle », que le sage, l'avisé considère avec suspicion, pitié ou mépris.

Vaut-il mieux plaisir de l'imagination, licence très contrôlée, jouissance mal vécue, que permission totale ? Pour le savoir, il faudrait que l'Hypothèse répressive ne se pose plus.

■ Histoire de la sexualité (la Volonté de savoir – 1976), Michel Foucault, Éditions Gallimard, collection Tel, 1994 (réédition), ISBN : 2070740706


Lire aussi sur ce blog : Histoire de la sexualité de Michel Foucault (tomes 2 & 3)

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