Pour la philosophe Françoise Collin (1), la pensée « queer » perdrait sa portée politique en retrouvant l'idéal de l'individu tout puissant.
-- Les traductions françaises désormais publiées des travaux de Judith Butler soulignent les enjeux de la réception en France de la « théorie queer » dont l'auteur de « Gender Trouble » est une inspiratrice. Comment cette pensée sur le genre s'inscrit-elle dans le paysage intellectuel français, en particulier dans les courants théoriques du féminisme ?
Françoise Collin : Je crois qu'il faut distinguer le texte théorique de Judith Butler, analysable comme tel, du courant « queer » plus idéologique et protéiforme, même quand ce dernier se revendique de la première. Le succès relatif de la position queer en France m'a d'abord surprise et fait réfléchir car le courant dominant du féminisme y est, dans la lignée de Simone de Beauvoir « universaliste » et rationaliste c'est-à-dire basé sur la dénonciation de la « construction sociale des sexes » qui devrait aboutir à la reconnaissance de l'individu en tant que tel, ce qui est d'ailleurs conforme à la tradition politique française qui pense l'égalité dans l'identité et non dans les différences. Mais à la, réflexion, il m'apparaît que la pensée queer, telle qu'elle est traduite ici, est une resucée modernisée ou post-modernisée de l'universalisme à travers la catégorie de l'indécidable, voire de l'indifférence des sexes et des sexualités, chacun pouvant en jouer à son gré jusqu'à l'effacement. La différence indifférente rejoint d'une certaine manière l'individu neutre. Je souligne au passage que ce courant trouve ses assises plutôt dans le mouvement homosexuel (touchant aux sexualités) que dans le mouvement féministe (touchant aux positions sociales des sexes).
-- L'idée de « performativité » du genre, l'identité d'homme ou de femme, mouvante et indécidable, se joue et se rejoue en permanence, comme sur une scène de théâtre, postulant une certaine conception de la liberté. Quelles limites théoriques et pratiques y voyez-vous ?
Françoise Collin : On peut comprendre l'indécidable, terme emprunté à Derrida dans son opposition à ce qu'il nomme le « phallogocentrisme », de deux manières : la première, et il me semble que c'est la position de Judith Butler, consiste à montrer comment l'assignation sociale des sexes et des sexualités laisse le champ ouvert à des déplacements et à des variations inédites qui appellent leur reconnaissance, c'est ce qu'elle souligne par exemple dans son analyse d'Antigone (Antigones Claim). C'est une théorie de la provocation (« excitable speech »), une théorie des déplacements qui ne préjuge pas de la bonne place. Mais on peut aussi comprendre l'indécidable comme la définition de l'individu susceptible d'occuper à son gré toutes les places. Cette deuxième interprétation me semble reconduire la toute-puissance d'un sujet étranger à ses contingences et en l'occurrence à son inscription corporelle et historique. La première soutient une pratique performative et transformative permanente du donné. La seconde fait, par un saut spéculatif, l'économie du donné. La première, je schématise, est une position politique, la seconde une position métaphysique qui relève plutôt du postulat, ce qui compromet d'autant sa portée transformatrice.
-- Peut-on à votre avis articuler l'approche « déconstructionniste » dont le queer se revendique, et les conceptions matérialistes plus classiques du pouvoir et de l'émancipation ?
Françoise Collin : La position « déconstructionniste », qui ne se résume pas à sa version queer, me semble pouvoir se greffer sur des analyses plus « classiques » du pouvoir comme vous dites, pensant sans doute l'horizon marxiste qui a fait référence pour la génération précédente. Je recours pour ma part à la notion de praxis, dont le performatif est en quelque sorte une traduction. J'entends praxis au sens aristotélicien, tel qu'il est repris et commenté par Arendt, comme agir transformateur sans représentation de sa fin. La différence des sexes telle qu'elle se présente dans l'expérience historique et singulière peut faire l'objet et fait désormais l'objet d'une action – d'une praxis – transformatrice privée et publique qui modifie ses formes, sans préjuger pour autant de sa « bonne forme », ou du dépassement potentiel de toute forme. La pensée politique dérape et risque la dictature quand elle passe de la contingence de l'agir à la représentation de l'idéal.
Françoise Collin (entretien réalisé par David Zerbib)
Article publié dans Les Lettres Françaises, supplément au journal L’Humanité du 31 août 2004
Petit vocabulaire queer
Dossier complet « Queer Théories : genres, classes, sexualités » (format PDF)
(1) Fondatrice de la revue les Cahiers du GRIF (Éditions Descartes et Cie), a publié notamment Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Gallimard, 1971, collection Tel, 1986 et les Femmes, de Platon à Derrida (en collaboration), Plon, 2000.