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Les maîtres du monde, Gilles Leroy

Publié le par Jean-Yves Alt

Les mots n'auraient-ils été inventés que pour exprimer l'amour ? Comme l'amour ne semble devoir exister que pour nourrir les romans. Le sentiment amoureux demeure un aiguillon puissant de la vie comme de l'écriture. D'Ovide à Stendhal, de Flaubert à Proust et aux romanciers contemporains, la littérature n'a cessé d'y rechercher son lot de tragédies, de rêves impossibles et de drames incertains.

David, le narrateur de Gilles Leroy, se pose d'emblée la question : « Pourquoi j'ai délibéré d'assujettir mes pas aux pas d'un autre et de m'y enchaîner ? » Ce faisant, il a tressé un lien absolu, inaltérable qui durera vingt ans, jusqu'à la mort de Lucas, l'aimé, entre totale incompréhension et obscure complicité. Vingt ans au cours desquels David et Lucas auront établi, dans une intimité douteuse, une sorte d'alliance mystérieuse.

Trop de désir, d'attente et de désespoir du côté de David, qui sait pourtant, d'expérience, que Lucas peut rendre belle la vie.

Trop d'exigences, de caprices et d'impatience du côté de Lucas, l'adolescent aux cheveux rouges et aux yeux gris, aux regards équivoques, à la beauté tapageuse pour lequel David a eu un coup de foudre dès la première rencontre, et qui parvient avec malice à faire en sorte que quand ça ne va pas bien, ça aille encore plus mal.

Les maîtres du monde, Gilles Leroy

A travers la description de Lucas, le lecteur comprend facilement ce qui fait flasher David puisqu'il flashe lui-même, dès les premières lignes. En revanche, la fascination de Lucas qui s'exercera jusqu'à la fin, malgré son attitude toujours provocante, cabrée, souvent évasive, insouciante, est plus subtile. Est-ce David lui-même qui la suscite, avec son corps comme une farce – selon ses propres dires –, qui aime sans partage, désire avec délire et laisse l'aimé décider de sa vie jusqu'à suivre des études de philosophie, alors qu'il se destinait à la médecine ? Ou est-ce l'étrange univers familial de bourgeois nantis, dans lequel est né et vit ce même David ? Un monde hanté par une mère, Catherine dite Castro, et, par Léo, un chirurgien mondain qui s'acharne sur le bec-de-lièvre de son fils Joy, demi-frère de David, enfant monstrueux mais adolescent assez pervers pour partager le lit et les fous rires, le bonheur et la mort de Lucas.

Ultime trahison de l'aimé écrite sans complaisance, souvent avec férocité et violence, dans un style pur et direct.

■ Les maîtres du monde, Gilles Leroy, Éditions Mercure de France, 1996, 251 pages, ISBN : 9782715219533


Du même auteur : Champsecret - Maman est morte - Les derniers seront les premiers - Madame X

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La route des Indes, un film de David Lean (1984)

Publié le par Jean-Yves Alt

Amours et amitiés ambiguës sur fond de colonialisme.

Superproduction tirée du roman d'Edward Morgan Forster, ce film nous mène aux Indes en pleine domination britannique. La jeune Adela (Judy Davis) a entrepris le long voyage pour aller rejoindre son futur époux Ronny (Nigel Havers) qui exerce la fonction de juge dans la petite ville de Chandrapore. Adela est accompagnée de la mère de Ronny, l'anticonformiste Mrs Moore (Peggy Ashcroft). Les deux nouvelles arrivantes sont un peu désorientées, choquées même, du moins Mrs Moore. Les Anglais installés là-bas en conquérants arrogants vivent comme des princes, dans cet esprit ségrégationniste et raciste qui va de pair avec la volonté de puissance colonialiste.

David Lean brosse un tableau de ce pays qui demeure pour moi un éternel mystère : comment l'essentiel de l'âme indienne pouvait-elle échapper à la barbarie occidentale, alors que l'autochtone était traité en serviteur, exploité et humilié ?

C'est au cours d'une expédition qu'on aurait pu croire anodine, aux grottes de Malabar réputées pour leur écho, qu'intervient l'événement dramatique, le nœud du film, qui restera d'ailleurs une énigme jusqu'à la fin. Adela a-t-elle été violée par le Dr Aziz (Victor Banerjee) un Indien, ou bien le viol n'est-il que le fruit de son imagination après le choc de l'écho, ou bien est-ce elle qui a encouragé Aziz à un acte que, prise de remords, elle a ensuite dénoncé comme un viol ? C'est au spectateur (et au lecteur du livre) d'apporter sa propre réponse. (Sans perdre de vue qu'à ce viol entre individus, fait écho le viol des Indes par les Anglais.)

Toute la communauté britannique se serre bien sûr les coudes contre le violeur, sur la seule accusation d'Adela. Que vaut la parole d'un pauvre Indien contre celle d'une miss née de la cuisse d'Albion ? Seule Mrs Moore s'insurge, et son fils la remet vite sur le premier paquebot pour l'Angleterre ; seul un célibataire marginal, Fielding, prend ouvertement la défense d'Aziz, s'excluant lui-même de la colonie anglaise. Ce personnage de Fielding est extrêmement intéressant : sans doute y-a-t-il en lui beaucoup de Forster, qui était tombé amoureux d'un étudiant indien au tout début du siècle.

Le comportement de Fielding est très subtilement joué par James Fox, et c'est sûrement son homosexualité (à la fin il se marie, mais ça ne change rien à l'affaire) qui, le plaçant déjà dans une position de différence, lui permet de devenir le héraut de la justice contre l'arbitraire.

"La Route des Indes" s'inscrit dans cette grande lignée de films de confection classique dont on peut gratter sans crainte le vernis : derrière la beauté des décors, la magnificence des costumes et l'abondance de figuration, derrière cette façade luisante se trament les combats et les ambiguïtés du cœur.

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La tendresse sur la peau, Edmund White

Publié le par Jean-Yves Alt

Certains d'entre vous se souviennent sans doute du premier "coming-out" militant américain en 1969 : les homosexuels s'opposant aux policiers qui venaient les cueillir, selon la coutume, dans une boîte homo, le Stonewall. « C'est en fait notre prise de la Bastille », dit Lou, l'un des très nombreux personnages du roman d'Edmund White "La tendresse sur la peau". Cet événement qui ouvre la grande période "Gay is beautiful" durant laquelle s'éclate la force combattante des homosexuels américains, clôt le récit.

"La tendresse sur la peau", ce sont les années qui précèdent la fin de l'adolescence du héros, sa jeune maturité, les années 60. C'est un roman, bien sûr, dans le sens le plus glorieux du terme, mais aussi un document rare et passionnant sur la vie homosexuelle dans les universités américaines et dans le ghetto new-yorkais.

Ce roman se lit d'une traite, avec un plaisir et une attente que peu de récits du même ordre communiquent. Parce qu'Edmund White ne se limite pas aux amours, prises de conscience et assauts de culpabilité du narrateur, il ne concentre pas le récit sur un être unique dans la tradition tragique des amours splendides et désespérées. Le roman d'Edmund White se propage, à partir du personnage central, vers tous les autres : homos, étudiants, lesbiennes, parents, hétérosexuels, bisexuels... (cette énumération clinique ne rend pas la densité et la richesse psychologiques des multiples relations qui se tissent entre des individus momentanément ou définitivement marginalisés).

Maria, belle lesbienne qui aime le corps des garçons, Lou l'homosexuel à principes qui pense qu'il faut vaincre tous les principes, William Everett Hunton, snob et beau, Annie qui se laisse mourir de faim, Sean, le grand amour du narrateur qui finira dans le «mariage» avec un homo qui a l'air d'un homme... Plus qu'une galerie de portraits, c'est la splendide mise en scène de tous ces « types » que rencontre le narrateur, garçons-spectacles habités des mêmes angoisses.

Car ce qu'il faut retenir de ces jeunes Américains fascinés par le corps de l'homme, c'est qu'ils ont en commun une série de conventions : ils se définissent comme homos irréductibles mais aspirent au mariage, ils sont « féminins » (se parlent au féminin) et n'admettent l'amour qu'avec des hommes, c'est-à-dire des... hétéros, se fixent sur la beauté physique, regardent avec anxiété leur propre corps, cherchent en vain l'homme qui par définition ne peut les combler car s'il advenait qu'ils le capturent, il ne serait plus l'homme attendu... mais un « homo comme eux » !

"La tendresse sur la peau" est un grand roman. Avec quelle rare acuité l'auteur décèle cette inépuisable soif de tendresse brimée dans des expériences sexuelles rapides ? Le jeune narrateur est troublant. Il aspire à l'amour et se livre consciencieusement à des contacts sexuels décrits avec une minutie et une liberté époustouflantes : scènes de baise muettes quand l'inconnu sans visage et sans buste des chiottes n°1 glisse son bas-ventre sous la cloison surélevée et se fait sucer par la bouche anonyme des chiottes n°2 ! Bouche d'homme bien sûr : ne fait-on pas l'amour avec les symboles de la virilité ?

Le narrateur garde sa candeur ; il est le témoin frénétique d'une construction abîmée de « l'amour homosexuel », obsessionnel, furtif, où le phallus est le dieu isolé d'un rite frustrant. Le narrateur attend, il sait que la société interdit et culpabilise. Sa jouissance est encore fureur entre la nostalgie de la normalité et la quête incessante de ce qui le hante: le péché. Roman d'une grande beauté, "La tendresse sur la peau" ose dire la vérité du monde dur et âpre des homosexuels, la fragilité de son héros.

■ La tendresse sur la peau, Edmund White, Éditions 10/18, Collection : Domaine étranger, juin 2005 (réédition), ISBN : 2264041978

"La tendresse sur la peau" est le deuxième volet de la la trilogie autobiographique d'Edmund White entamée avec "Un jeune Américain".


Du même auteur : Un jeune Américain - L'écharde (nouvelles avec Adam Mars-Jones) - Nocturnes pour le Roi de Naples - Oublier Eléna - Le héros effarouché

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1972 : Le désir homosexuel de Guy Hocquenghem

Publié le par Jean-Yves Alt

Guy Hocquenghem fut un virulent pamphlétaire et un méticuleux analyste du Pouvoir. Il ne militait pas en aveugle, il ne criait pas «mon trou du cul est révolutionnaire» n'importe comment. Il avait son manifeste, rigoureusement rédigé. Il a mis toute sa science universitaire au service du plus impalpable des objets : « Le désir homosexuel ».

Cet ouvrage reste une excellente critique de la perception collective, sociale et culturelle du « fait » homosexuel. Il est une rude volée de bois vert infligée aux autorités médicales et psychanalytiques qui prétendent par leurs systèmes légiférer en matière d'homosexualité.

Hocquenghem commence par opérer un savoureux retournement ; il décide avec bonne humeur de s'interroger non pas sur le « désir homosexuel », notion qu'il définira en fin de parcours, mais sur les effets pour le moins spectaculaires de celui-ci sur la société majoritairement hétérosexuelle : « Ce qui pose problème n'est pas le désir homosexuel, c'est la peur de l'homosexuel. »

Hystérie, instinct de persécution, paranoïa : le tableau clinique est accablant - l'homosexuel suscite des troubles inquiétants dans la population hétérosexuelle. Hocquenghem n'a pas son pareil pour vous retourner comme un gant tout un courant de pensée :

« La répression anti-homosexuelle est elle-même une expression détournée du désir homosexuel. L'attitude de ce qu'il est convenu d'appeler la "société" est de ce point de vue paranoïaque : elle souffre d'un délire d'interprétation qui la conduit à saisir partout des indices d'une conspiration homosexuelle contre son bon fonctionnement ».

Et Hocquenghem d'admirer en passant « l'exceptionnelle richesse du vocabulaire pour désigner l'homosexuel masculin : tante, tantouze, pédé, etc. tout se passe comme si le langage s'exténuait à délimiter et à nommer l'innommable ».

La première opération de répression spontanée à l'égard de l'homosexuel est un déchaînement sémantique inépuisable : la parole n'est- elle pas la meilleure façon d'avoir la peau de quelqu'un, de se l'approprier ?

L'injure libère un flot puissant de jouissances interdites ; par l'insulte («enculé», «tapette»), l'hétérosexuel fait l'amour aux mots à défaut de pouvoir faire l'amour au corps homosexuel lui-même. L'enjeu est d'importance : le «nom» de l'homosexuel, décliné depuis des lustres sur tous les tons, garantit une possession directe : la «prolifération» permet à l'hétérosexuel de posséder ce nom-là à volonté. La distance instituée de manière fictive par les processus sociaux est supprimée par cette nomination hystérique et tellement insistante qu'elle s'apparente à un geste d'exorcisme, à un rituel implacable qui ne cesse cependant de renvoyer au désir contenu de leurs auteurs.

On souhaite ainsi reléguer l'homosexuel aux confins de l'espace social de manière à ce que seul son nom demeure, démultiplié en mille joyaux sonores («pédoque ! pédale !») - on peut de cette manière donner congé au corps de l'homosexuel. Mais cet assouvissement a lieu grâce à des mots d'une violence à peine déguisée.

L'attirance hétérosexuelle pour le « monde » homosexuel s'est transformée, grâce aux mystères d'une subtile alchimie, en répulsion agressive.

Guy Hocquenghem fut un virulent pamphlétaire et un méticuleux analyste du Pouvoir. Il ne militait pas en aveugle, il ne criait pas «mon trou du cul est révolutionnaire» n'importe comment. Il avait son manifeste, rigoureusement rédigé. Il a mis toute sa science universitaire au service du plus impalpable des objets : « Le désir homosexuel ».

Guy Hocquenghem rappelle comment on met l'homosexuel à la question par les contrôles policiers et les manœuvres d'intimidation, comment l'homosexualité est encore directement inscrite dans le champ de la criminalité. Et puisque l'homosexuel combine les plus extravagantes ignominies - inutilité (non-rentabilité : il n'est pas attaché au lourd charroi de la reproduction), irrégularité (infidélité...) et intensité (des rencontres), il va falloir circonscrire ce dangereux représentant du désir :

« Un film comme "Scènes de chasse en Bavière" [de Peter Fleischmann (1968)] rend bien compte de ce que peut produire le délire interprétatif paranoïaque d'un village bavarois à l'égard de celui sur lequel se concentre la libido homosexuelle de tous les habitants : la chasse par laquelle s'achève le film expulse le représentant du désir hors de tout lien avec la communauté. L'apparition d'un homosexuel reconnaissable ou avoué aboutit aussitôt chez ceux qui l'entourent à une peur panique et irraisonnée d'être violés. S'il y a sexualisation spontanée de tout rapport avec un homosexuel, il faut à tout prix l'enrayer sur-le-champ - le risque de contagion est clairement énoncé. La méthode la plus expéditive est de réduire l'homosexuel à sa sexualité : son comportement, sa physiologie et les moindres nuances de son tempérament seront toujours définis par ce qui fait son noyau irréductible, son centre générateur, auquel rien en lui ne saurait échapper : sa nature sexuelle d'homo. »

Hocquenghem constate combien l'homosexuel reste prisonnier de l'imagination des autres. Toute une agitation désordonnée, une gesticulation comique, se passe sans lui et contre lui. L'auteur s'attarde finalement assez peu sur l'édifice judiciaire et policier qui tente de pratiquer l'exclusion et la répression de l'homosexuel : ces stratégies de défense pour conjurer le Divin Mal sont évidentes. Non, ce qui intéresse ici Hocquenghem n'est pas tant cette psychologie et ses effets manifestes que la « constitution de l'homosexuel comme névrose », l'intériorisation par l'homosexuel des psychoses des autres. Car les contraintes imaginaires et culturelles enferment bien plus sûrement que la violence physique :

« La police dans la tête est le vrai moyen de la police en uniforme. »

L'auteur s'attaque alors aux psychiatres de tout poil et prend d'assaut une forteresse prétendument inexpugnable : Freud et le freudisme.

« Le freudisme joue un rôle privilégié : il est à la fois le découvreur des mécanismes du désir et l'organisme de leur contrôle. »

Mais l'espace extrêmement douillet du divan de l'analyste incite toujours à la même opération - se justifier -, qui s'effectue dans un climat de confession obligatoire, d'inquisition rémunérée, auréolée du mystère sacré de la science analytique. Celui qui écoute et se tait - l'analyste - devient la plus grande instance de jugement.

Guy Hocquenghem fut un virulent pamphlétaire et un méticuleux analyste du Pouvoir. Il ne militait pas en aveugle, il ne criait pas «mon trou du cul est révolutionnaire» n'importe comment. Il avait son manifeste, rigoureusement rédigé. Il a mis toute sa science universitaire au service du plus impalpable des objets : « Le désir homosexuel ».

La réalisation la plus spectaculaire de la psychanalyse consiste tout d'abord à inscrire de force l'homosexuel dans le triangle oedipien qui constitue l'axe de la psychopathologie et le point cardinal de notre culture :

« A une époque où l'individualisation capitaliste mine la famille en lui retirant ses fonctions sociales essentielles, l'Œdipe représentera l'intériorisation de l'institution familiale.(...) Il le fallait bien : Œdipe est le seul moyen de contrôle de la libido. Il faut des stades, des étapes, une construction pyramidale qui enferme dans les trois côtés du triangle le désir homosexuel. »

Hors de ce triangle, point de salut pour l'homosexuel :

« Freud découvre la libido comme fondamentale dans la vie affective, et l'enchaîne aussitôt sous la forme de la privatisation oedipienne familiale. »

Car il est bien sûr entendu que l'homosexuel ne se défait jamais du trouble inspiré par la mère subjuguante, amante précoce et envahissante, objet fascinant et repoussant : on ne touche pas à la mère. Les étreintes de l'homosexuel ne s'accomplissent-elles pas - tout le monde est là pour en témoigner – dans un climat de fureur profanatoire ?

Proust, après tout, n'a-t-il pas commencé à rédiger ses pages les plus sulfureuses une fois seulement sa mère enterrée ? Voilà comment le besoin de tout « materniser » intègre l'homosexuel dans l'infernal ballet œdipien et lui assigne une place maudite. Il faut trouver à toute force une cause à l'homosexualité, il faut bien un(e) responsable.

Curieusement, psychanalyse et bon sens populaire distribuent les responsabilités de la même façon.

Hocquenghem cite une série d'articles parus dans France-Dimanche :

« Un psychiatre suisse n'y va pas par quatre chemins : pour lui, dans 70% des cas, les parents sont responsables de l'homosexualité des enfants, surtout la mère ! » Il existe trop de mères qui désirent au plus profond d'elles-mêmes que leur fils soit homosexuel. L'un des plus solides arguments d'Œdipe est la responsabilité parentale comme arme de la responsabilité adulte. Tout commence dans la tête du père ou de la mère parce qu'il faut bien que tout commence : Tu désireras ta mère, et ta mère désirera pour toi. « La cause de l'homosexualité, c'est le sexe de la mère, notre première et dernière femme. »

L'homosexualité est essentiellement névrotique ; cette névrose est liée à la haine de la femme. La haine de la femme proviendrait d'un traumatisme initial : « La découverte de l'absence de pénis chez la femme, attribuée à une blessure ou une ablation. »

Guy Hocquenghem fut un virulent pamphlétaire et un méticuleux analyste du Pouvoir. Il ne militait pas en aveugle, il ne criait pas «mon trou du cul est révolutionnaire» n'importe comment. Il avait son manifeste, rigoureusement rédigé. Il a mis toute sa science universitaire au service du plus impalpable des objets : « Le désir homosexuel ».

Ces fracassantes certitudes freudiennes conduisent à un nouveau quadrillage de l'homosexuel, non seulement prisonnier du triangle œdipien, mais verrouillé dans la tyrannique dichotomie actif-passif. Tout "sujet" homosexuel est sommé de décliner son identité sexuelle, active ou passive ; mais l'obsession thérapeutique reste évidemment la passivité et l'on ne raisonne sur l'homosexualité qu'à partir de cette "maladive passivité".

« Les homosexuels sont tous peu ou prou hystériques, à vrai dire ils partagent avec les femmes un profond trouble d'identité ; plus exactement, ils bénéficient d'une identité trouble. »

Qu'est-ce qui suscite cette dévorante hystérie, par quoi cette navrante passivité a-t-elle toujours le vain espoir d'être comblée ?

Par le phallus, bien sûr, «le signifiant despotique, l'objet complet détaché qui joue dans la sexualité de notre société le rôle complet de l'argent dans l'économie capitaliste : le fétiche, la véritable référence universelle de l'activité, économique dans un cas, désirante dans l'autre».

La femme et l'homosexuel se rejoignent, dans cette perspective, autour de la même irrépressible envie du pénis qui est le seul distributeur fiable d'identité. C'est dire que l'homosexuel, forcément passif, ne sera plus qu'un "substitut de femme", un "leurre de femme", une "image de femme" :

« L'homosexualité se contenterait de reprendre en les changeant de signe les données de la sexualité normale. Le centrage sur le pénis élimine ou soumet les autres machines désirantes, par l'intermédiaire de la création d'un objet personnel et univoque. »

Par conséquent, l'homosexuel (passif) sera toujours marqué par sa peur de l'absence de pénis ou sa peur de le perdre. Incapacité aussi à se détacher de la mère, car celle-ci est pleine du sens dont il manque. L'homosexualité ou à la recherche de l'objet introuvable. L'hétérosexualité est "pleine" face à une homosexualité à qui manque l'objet essentiel. L'homosexualité se caractérisera par un vide initial, inconsolable, et ne se définira plus dès lors que sur un monde privatif et négatif.

Guy Hocquenghem fut un virulent pamphlétaire et un méticuleux analyste du Pouvoir. Il ne militait pas en aveugle, il ne criait pas «mon trou du cul est révolutionnaire» n'importe comment. Il avait son manifeste, rigoureusement rédigé. Il a mis toute sa science universitaire au service du plus impalpable des objets : « Le désir homosexuel ».

La société produit et propose à l'homosexuel quantité de modèles figés. La solution toute trouvée est par exemple le mythe de la rédemption par l'art ou la création : si l'homosexualité représente une mise en péril de l'«humanisation» (puisqu'«ils baisent comme des bêtes») et une faute contre la culture, l'imaginaire collectif peut proposer de compenser ces hontes par un sacrifice. L'homosexuel, écrasé par des siècles de culpabilité, est donc la victime expiatoire idéale.

Hocquenghem illustre ce constat par "Mort à Venise" de Thomas Mann et le couple mondialement célèbre d'Aschenbach et Tadzio :

« ... le vieillard homosexuel poursuivant un jeune garçon. Passer de la plus haute situation à ce stade où l'objet sexuel domine totalement sous une forme déifiée, c'est l'assomption homosexuelle. »

Le visage fardé d'Aschenbach (cf. le film de Visconti), honteux et désabusé, mourant de désir contenu, expirant à la vue de l'angélique et inaccessible Tadzio, fait désormais partie d'une imagerie littéraire et culturelle insistante. Le vieil homosexuel bardé d'honneurs, se sacrifiant sur l'autel de la beauté interdite et donnant en spectacle sa crucifixion, est devenu un cliché pour romans à l'eau de rose. Aschenbach s'éteint au moment où il a cru discerner un signe de Tadzio, une invitation à venir l'aimer, un sourire peut-être même... pathétique mirage. Il ne faudra pas longtemps avant qu'on se mette à appliquer ce genre d'images à toutes les amours homosexuelles qui reposeraient invariablement sur une fiction, une pure illusion d'optique. Dos lors, l'homosexuel ne sera fréquentable et «regardable» que dans la mesure où il fera le sacrifice de l'horreur dont il est porteur - il sera tenu de «désincarne », de «sublimer», d'irréaliser par l'art, la réussite sociale ou l'ascèse forcenée, ses objets d'amour, ses vilaines petites manies, éternellement ballotté entre l'agression et la réparation, dans un passage incessant de l'objet (ses pulsions) au sublime - n'est-ce pas justement la plus solide définition de la «perversion» ?

Comment s'étonner alors du séduisant rapprochement entre homosexualité et mort ? L'homosexuel et son désir (qui mutile, décapite et fait sombrer) seront donc des parfaits satellites de la mort. Une imagerie extrêmement féconde (le bordel de Charlus dans "Le temps retrouvé" de Proust, sur lequel l'auteur fait bientôt pleuvoir le feu du ciel ; Mishima se prenant pour saint Sébastien, jusqu'à Pasolini se laissant mettre à mort par un loubard-amant...) viendra confirmer la dimension funèbre et le visage diabolique du désir homosexuel qui ne pourrait plus exister que sur fond de meurtres symboliques. Seule la mort lui garantirait une gratifiante réconciliation.

■ 1972 : Le désir homosexuel de Guy Hocquenghem, Editions Fayard, 2000 (réédition de 1972), ISBN : 2213606331


Du même auteur : L'amour en relief - Les petits garçons - L'âme atomique (avec René Schérer) - Comment nous appelez-vous déjà ? (avec Jean-Louis Bory) - La colère de l'Agneau - Les voyages et aventures extraordinaires du frère Angelo - Race d'Ep - La dérive homosexuelle

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Querelle, un film de Rainer Werner Fassbinder (1978)

Publié le par Jean-Yves Alt

Le Vengeur vient d'accoster à Brest. Sur le pont, l'équipage s'affaire aux dernières tâches avant de descendre à terre. Parmi eux, Querelle, beau marin au pouvoir de séduction immense, qui ne laisse pas insensible son supérieur, le lieutenant Seblon.

Pénétrant à l'intérieur du bar-bordel le plus réputé du port, Querelle retrouve son frère Robert. D'étranges rapports de haine et d'amour lient les deux hommes. Fasciné par Lysiane, la maîtresse de Robert, Querelle doit cependant se soumettre au désir et aux fantasmes de Nono, le tenancier du bordel.

Ce film est un mythe cinématographique. "Querelle", l'histoire du matelot assassin si beau qu'il fait évanouir officiers et policiers, si lâche et si traître qu'il livre tous ses amis, intéressé par lui seul, mortel et sublime.

"Querelle", le roman le plus radical de l'histoire de la littérature. Avec sa mythologie si prolifique qu'elle est à elle seule une jungle. Non pas un roman sur l'homosexualité et le crime, mais le crime homosexuel comme roman et poème.

Relisant, pour la cinquième fois, ce texte redoutablement non-visuel, j'ai compris le choix, lisible dans les images, qu'a fait Fassbinder. Celui d'un Brest surréel, entièrement reconstitué en studio par le décorateur Rolf Zehetbauer : bateau de guerre (le «Vengeur» où sert Querelle), bar (la «Feria», le bordel où Querelle erra le soir), nature, remparts, citadelle, rues, tout est faux, jusqu'à ces tours en forme de phallus pointant vers un ciel rouge sombre.

On pardonnera à Fassbinder d'avoir écrit que "Querelle" n'est qu'une «histoire policière de troisième niveau», alors que la mécanique du récit policier y est au contraire d'une admirable précision, parce qu'il a compris le plus important : la nature mythique, sacrée, de ce Brest du crime entre trop beaux garçons.

"Querelle", chez Fassbinder, c'est Brad Davis, le béret au pompon crânement posé, connu aussi par le film "Midnight Express". Point jeune, car Querelle, quand commence le roman, a déjà plusieurs assassinats sur la conscience dont celui de Joachim, le pédé arménien de Beyrouth.

"Querelle", c'est aussi Madame Lysiane, la rêveuse et tendre patronne de «La Feria», du bordel de Brest, la seule femme du roman, coincée entre tous ces hommes secrètement pédés et trop virils. Lysiane, jouée par Jeanne Moreau, n'est pas un personnage réel. Elle est un mythe, le symbole de toute féminitude, la définition utopique de toute femme possible.

"Querelle", c'est encore le lieutenant Seblon, que joue Franco Nero, la folle virile et secrète, amoureuse du matelot Querelle, que ses folies de générosité, sa profonde complicité avec le voyou, perdront un jour.

"Querelle", c'est enfin Hanno Pöschl, qui joue Robert, le frère hétérosexuel de Querelle, le mac qui est le doublet du marin ; mais Fassbinder a choisi une ressemblance purement intérieure (Pöschl n'est en rien le sosie de Brad Davis) ; pour retrouver ce «double» (Robert-Querelle) qui hante le roman, Fassbinder a préféré faire jouer à Pöschl deux rôles à la fois, celui de Robert et celui de Gil, Gilbert Turko, l'assassin que Querelle entraîne dans ses filets jusqu'à le perdre.

Si, comme moi, vous avez pleuré, pendant votre adolescence, en lisant le "Querelle" de Jean Genet, je vous conseille de voir ou revoir le "Querelle" de Fassbinder.


Du même réalisateur : Le droit du plus fortBerlin Alexanderplatz


Lire aussi : Querelle de Brest de Jean Genet

Lire encore : Le film de R. W. Fassbinder vu par Renaud Camus

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