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La débauche, André Birabeau [1924]

Publié le par Jean-Yves Alt

Madame Mathilde Casseneuil est une digne femme qui ne manque jamais l'office du dimanche et qui a élevé son grand fils, Dominique, parfaitement bien, ainsi que le pense tout son entourage.

Une fois par semaine, elle joue avec quelques amis, chez elle, de la musique de chambre. Son mari, grand reporter, n'est pratiquement jamais là si bien que certaines personnes la croient veuve.

Dominique, le fils, a quitté le domicile parental parisien pour se rendre en Avignon où on lui a proposé de représenter les automobiles « Bog ». Depuis son départ, sa mère ne cesse de feuilleter les albums de photographies où son fils occupe toute sa place.

Un jour, elle reçoit une dépêche : son fils est mort dans un accident de voiture. Elle se rend en Avignon où elle découvre, semble-t-il, pour la première fois la chambre que son fils avait loué : là, elle est attirée par une reproduction d'un Apollon d'après l'antique. Il a toujours été si artiste, le pauvre chéri, pense-t-elle. (p.72)

Après l'enterrement, un monsieur, les larmes aux yeux, vient lui serrer la main. Elle se dit que son fils avait vraiment de vrais amis. De retour dans la chambre de son fils, elle découvre des lettres d'amour : elle imagine, émue et tout à la fois un peu jalouse, une amourette, une autre femme qui, quelque part, pleure aussi. Pourtant aucune autre femme n'était présente à la cérémonie d'enterrement.

En lisant ces lettres, elle pense que cette amoureuse devait avoir bien peu d'instruction au regard des fautes d'orthographe laissées : « Je suis forcé de partir pour Nîmes. » Forcé au masculin. (p.80)

Madame Casseneuil découvre enfin que l'amoureuse est un amoureux : un homme. Le dégoût la saisit : « Dominique, Dominique ! Ah ! Quelle ordure ! » (p.81)

De magnifiques pages suivent et montrent le parcours de cette mère pour tenter de comprendre son fils face à ce dégoût et aux préjugés qui l'alimentent :

● Réflexion sur la peur des mères face à la découverte de l'amour par leurs propres enfants : « C'est beau un fils qui séduit ; et elles peuvent si difficilement croire qu'il va cesser d'être un enfant ! » (p.101) « Chaque mère croit que son fils restera innocent plus longtemps que les autres. »(p.102) [1]

● Questionnement pour savoir si elle doit garder le « secret » de son fils ou le faire partager à son mari : « Dans quel cœur serait-il le plus pesant, ce secret ? » (p.148)

● Découverte de la débauche chez les autres pour se rassurer : « Tous alors ? […] Tous. Où qu'on regarde, on ne voit que la débauche, l'universel délire des pauvres corps humains. » (pp.178-179)

● Retour sur une idéalisation de son fils et rejet de la « faute » de son fils sur l'amant obligatoirement abominable : « Ah ! Celui-là, un être ignoble, un monstre, une bête ! Ça s'abat une bête… » (pp.223-225)

Madame Casseneuil a alors le projet de tuer cet amant. Non pas par vengeance mais seulement pour que son fils, Dominique, redevienne l'enfant innocent qu'il n'aurait pas dû cesser d'être. Elle achète pour cela un revolver et retourne en Avignon.

Chez l'amant de son fils, elle découvre, à sa plus grande surprise, un homme qui a aimé son fils, un homme qui souffre, qui lui parle affectueusement de son fils : « Et c'est [alors] un flot de douceur qui entre elle. » (p.243)

Cet amour de cet homme pour son fils et le sien comme mère la rendent prête à tout accepter :

« - Il vous adorait madame. Nous parlions souvent de vous.

Et c'est vrai. Il l'adorait. Ses lamentables égarements ne corrompaient pas l'autre homme qui était en lui. C'était son fils. Il est mort. La seule chose affreuse est qu'il soit mort. » (p.244)

Un roman émouvant qu'il conviendrait de rééditer.

■ La débauche, André Birabeau, Editions Flammarion, 1924


[1] J'ai songé alors à la nouvelle de Stefan Zweig, « Destruction d'un cœur » où un homme âgé découvre que sa fille, qu'il croyait encore une enfant, est déjà une femme qui se glisse volontiers dans le lit des hommes. Détruit, renvoyé à la vieillesse, l'impuissance et la mort, il se laisse glisser vers cette dernière. Un texte magnifique où la dégradation physiologique et psychologique est suivie pas à pas par l'auteur avec une précision à la fois médicale et subtile. [Editions Le Livre de Poche, 1994, ISBN : 2253095257]

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Michel Foucault : une histoire de la problématisation des comportements sexuels

Publié le par Jean-Yves Alt

Michel Foucault dans «La Volonté de savoir» (Histoire de la sexualité, tome 1) a souhaité arriver à comprendre comment certains comportements sexuels deviennent à un moment donné des problèmes, comment ils donnent lieu à des analyses, comment ils constituent des objets de savoir.

Il a essayé de déchiffrer ces comportements, de les comprendre et de les classer : l'intéressant, pour lui, n'était pas tant une histoire sociale des comportements sexuels, une psychologie historique des attitudes à l'égard de la sexualité, mais une histoire de la problématisation de ces comportements.

Michel Foucault note deux âges d'or de la problématisation de «l'homosexualité» « monosexualité », c'est-à-dire des rapports entre hommes et hommes, et hommes et garçons.

● Le premier c'est celui de la période grecque, hellénistique qui se termine en gros au cours de l'empire romain. Les derniers grands témoignages en sont : le dialogue de Plutarque, les dissertations de Maxime de Tyr et le dialogue de Lucien. Son hypothèse est que – bien que ce soit une pratique courante – les Grecs en ont beaucoup parlé, parce que cela faisait problème.

● La seconde a eu lieu dans les sociétés européennes. La problématisation a été beaucoup plus institutionnelle que verbale : un ensemble de mesures, des poursuites, des condamnations ont été prises à l'égard de ceux que l'on n'appelait pas encore homosexuels mais sodomites depuis le XVIIe siècle. C'est une histoire compliquée à trois temps :

► Le premier, depuis le Moyen Age où il existait une loi contre la sodomie impliquant la peine de mort et dont l'application a été limitée.

► Le deuxième palier, c'est la pratique policière à l'égard de l'homosexualité, très nette en France au milieu du XVIIe, à une époque où les villes existent réellement, où un certain type de quadrillage policier est en place et où par exemple, on note l'arrestation, relativement massive, d'homosexuels dans des lieux comme le Jardin du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés ou le Palais Royal. Des dizaines d'arrestations sont effectuées, on relève les noms, on arrête les gens pour quelques jours ou on les relâche tout simplement. Certains peuvent rester au trou sans procès. Tout un système de pièges, de menaces s'installe avec des mouchards, des flics, tout un petit monde se met en place très tôt, dès le XVIIe et XVIIIe siècle : on arrête des ouvriers, des curés, des militaires ainsi que des membres de la petite noblesse. Ceci s'inscrit dans le cadre d'une surveillance et d'une organisation d'un monde prostitutionnel des filles - entretenues, danseuses, théâtreuses... - en plein développement au XVIIIe siècle.

► Enfin, le troisième stade, c'est l'entrée bruyante au milieu du XIXe de l'homosexualité dans le champ de la réflexion médicale. Une entrée qui s'est faite discrètement au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Un phénomène social de grande échelle, autrement plus compliqué qu'une simple invention de médecins. Les travaux médicaux du docteur Hirschfeld, au début du XXe siècle, et ses classifications ont sans doute enfermé les homosexuels : ils ont servi à pathologiser l'homosexualité, mais ils ont aussi joué un rôle de défense, au nom desquelles on pouvait revendiquer des droits. A noter que le problème reste actuel puisqu'entre l'affirmation je suis homosexuel et le refus de le dire, il y a là toute une dialectique très ambiguë. C'est une affirmation nécessaire puisque c'est l'affirmation d'un droit mais c'est en même temps la cage, le piège.

L'homosexualité, pour Michel Foucault, n'est pas une forme de désir mais quelque chose de désirable.

S'interroger sur le rapport à l'homosexualité, c'est plus désirer un monde où ces rapports sont possibles que simplement avoir le désir d'un rapport sexuel avec une personne du même sexe, même si c'est important.


Lire aussi sur ce blog :

- L’invention de l’homosexualité par Michel Foucault - Michel Foucault et l'archéologie des plaisirs - Michel Foucault et la sexualité - Michel Foucault et le désir - Herculine Barbin, dite Alexina B, présenté par Michel Foucault - L'Occident et la vérité du sexe par Michel Foucault (1976)

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Léonard de Vinci de Serge Bramly

Publié le par Jean-Yves Alt

Parmi les grandes dates qui ont dû compter dans la vie du peintre, Serge Bramly en restitue une, occultée par les précédents biographes. Il s'agit de 1476, année où il est traduit en justice, avec trois autres garçons, pour sodomie. Il a alors vingt-quatre ans.

Léonard est né à Vinci, petit village de la région de Florence, le 15 avril 1452. Il est le fruit, illégitime, des amours de Piero de Vinci, respectable notaire de vingt-six ans, et de Caterina, une simple paysanne de vingt-deux ans. L'année même de la naissance de Léonard, son père, au lieu d'épouser sa mère, prend pour épouse une jeune et bien dotée Florentine de seize ans, Albiera Amadori. Il s'installe avec elle dans la capitale toscane, confiant son fils à la garde de ses vieux parents. C'est chez eux que, probablement après avoir été sevré, il sera élevé. Sa mère est écartée. Très vite elle se marie avec un paysan des environs, Antonio, dit l'Accattabriga (le Querelleur) et lui donnera plusieurs enfants, légitimes, eux. On ne saura rien de plus sur la mère de Léonard. Voit-elle de temps en temps son fils ? Léonard connaîtra-t-il ses demi-frères et demi-sœurs ? Serge Bramly pense qu'en raison du proche voisinage de tous les protagonistes de cette histoire c'est probablement le cas.

Quoi qu'il en soit, si Léonard n'a pas de vraie mère auprès de lui, en revanche, il ne manque pas de pères. Entre son vieux grand-père, un doux gentilhomme paysan qui mourra octogénaire, son lointain et ambitieux père florentin et son jeune oncle Francesco, il a le choix. Agé de seize ans à la naissance de Léonard, ce dernier, semble très proche du petit bâtard. A sa mort, n'ayant pas d'enfants, Francesco laissera, chose rare pour l'époque, tous ses biens à Léonard, au détriment de ses nombreux neveux et nièces légitimes.

Donc, trois pères pour Léonard qui, pour la tendresse maternelle, n'aura comme seul recours que sa grand-mère paternelle, monna Lucia. Peut-être aussi, durant les périodes de villégiature, ses jeunes belles-mères successives ? C'est vers quatorze ans, pense Serge Bramly, que Léonard quitte Vinci pour Florence. A ce moment-là, son grand-père et sa grand-mère sont morts et son oncle Francesco vient de se marier. C'est une grande rupture dans sa vie. Une période capitale et sans doute douloureuse. Dès lors, il est placé par son père, qui décidément n'en veut pas, comme apprenti dans l'atelier du peintre-sculpteur Verrocchio. Une grande chance et un choix judicieux cependant pour ce bâtard qui ne peut prétendre qu'à l'étude d'arts mineurs. Ainsi considérait-on ces disciplines à l'époque. Disciplines d'ailleurs plus proches de l'artisanat que de l'art : le droit, la médecine, les belles-lettres étant réservés aux vrais fils de bonne famille.

Quand il arrive à Florence, Léonard n'a qu'une culture assez fruste de garçon de campagne. Certes, il connaît Dante par cœur (la grande œuvre d'alors dans laquelle on apprend à lire ainsi que les rudiments de la morale et de la religion), mais il ne sait ni le grec ni le latin (il se mettra au latin tout seul à quarante ans). Chez son maître Verrocchio (encore un père supplémentaire), il va tout apprendre. Non seulement celui-ci est au faîte de son art, mais l'on rencontre dans son atelier les esprits pluridisciplinaires les plus en pointe de cette époque. Une véritable formation « polytechnique » est ainsi offerte à Léonard, esprit curieux et assoiffé de culture s'il en est. Léonard, d'ailleurs, se trouvera si bien chez Verrocchio qu'il y restera bien au-delà du temps normal de l'apprentissage. A vingt-cinq ans passés, on le retrouve encore chez son maître.

On est alors en plein âge d'or de la Renaissance. La Florence de Laurent de Médicis n'est-elle pas l'âme du Quattrocento ? On croyait que la connaissance, l'art allaient pouvoir dominer la nature. On découvrait alors le sentiment esthétique d'une manière complètement neuve. On était loin de la décadence, du ressassement artistique.

Pour Serge Bramly, se référant au témoignage de Machiavel, la Florence de Laurent le Magnifique et d'avant Savonarole est alors une ville d'impiété et de luxe tapageur. Où la jeunesse dorée, oisive, ne pense qu'au plaisir et à la beauté : « Les jeunes gens chics portent alors les cheveux longs, coupés en frange sur le front et bouclés au fer, un bonnet ou un turban, souvent de teinte vive, un pourpoint ajusté, des chausses collantes montant jusqu'à la taille et munies d'une braguette parfois soulignée jusqu'à l'obscène... »

C'est dans cette ville d'intense création, et aussi de haute homosexualité, que Léonard, jeune dandy, très beau selon les chroniqueurs et d'une tenue très soignée (à soixante ans on le décrit encore portant un manteau rose et court, alors que la mode est aux manteaux longs) est accusé de sodomie. Dans son livre, Serge Bramly n'hésite pas à évoquer cet évènement de la vie de Léonard.

En 1476, une lettre anonyme, mais précise, est adressée à l'administration judiciaire de la Seigneurie. Quatre jeunes gens y sont accusés de « sodomie active » sur la personne d'un jeune modèle de dix-sept ans, déjà connu des tribunaux pour ses « mauvaises mœurs ». Les quatre complices sont : un jeune tailleur, un apprenti orfèvre, un jeune peintre (Léonard) et un parent de la famille des Médicis. L'appareil judiciaire se met en marche : inculpations, interrogatoires, enquête et scandale public. Le premier jugement qui entérine l'accusation est suivi d'un deuxième jugement, quelques mois après. Mais comme à ce moment-là, conformément à la loi en vigueur, l'accusation ne se fait pas connaître et n'apporte pas les preuves nécessaires, c'est le non-lieu.

Ce n'est vraisemblablement pas Léonard, alors inconnu, qui est visé dans cette affaire, mais c'est plutôt la famille des Médicis qu'on tente de discréditer par tous les moyens. Les luttes de faction abondent alors à Florence. Cependant, il valait mieux ne pas se faire connaître du tyran.

Il reste que la publicité sur cette affaire a dû ébranler psychologiquement Léonard et lui poser quelques problèmes vis-à-vis de son père. On peut penser aussi que l'accusation précise de « sodomie active » permet d'ébranler un peu les certitudes de ceux qui, admettant le plus souvent du bout des lèvres l'homosexualité de Léonard, en ont conclu, comme Freud (1), qu'elle était soit refoulée, soit sublimée ou alors purement passive.

Vers trente ans, Léonard quitte Florence pour Milan. Dans ses carnets, en marge des notes, il dessine des visages d'une tristesse effarante, reflétant ses états d'âme d'alors. Il n'a pas réussi à Florence, il n'a rien fait d'essentiel et a quitté la ville de son père en laissant derrière lui deux tableaux inachevés : L'Adoration des Rois mages et le Saint-Jérôme. L'inachèvement est une pratique courante chez Léonard qui, malgré une assez longue vie, a peint très peu : moins de quinze œuvres lui sont entièrement attribuées avec certitude. Et encore, une peinture sur trois est inachevée ! Pour quelles raisons ? Les circonstances historiques, les exigences élevées de Léonard pour son art n'expliquent pas tout. Un trait profond de son caractère et sa vie affective seraient-ils pour quelque chose dans cet état de fait ?

Par la suite, Léonard est heureux à Milan. C'est dans ces années-là qu'il écrit dans ses carnets : « L'amour me donne du plaisir. » Il va rester près de vingt ans dans la capitale lombarde, troquant Laurent de Médicis contre Ludovic Sforza, dit le More. Autre ville, autre protecteur. Autre père aussi ? Il est vrai qu'à l'époque tous les artistes devaient passer par ce système de mécénat et se faire plus ou moins courtisan qui d'un duc, qui d'un roi, qui d'un pape. Avec le More, Léonard jouit d'une grande liberté. Il donne cours à ses multiples talents de peintre, de sculpteur, d'architecte, d'ingénieur ; il étudie les systèmes des eaux, dissèque des cadavres, s'illustre comme metteur en scène et musicien... Et toujours il cherche à connaître encore plus, dans tous les domaines, il se donne même le projet « d'écrire ce qu'est l'âme » ! Ça ne l'empêche pas de hanter les bains publics et les bordels, en quête de corps et de visages à dessiner.

C'est dans ces années-là qu'on voit entrer dans sa vie un être singulier, Salaï, un enfant de dix ans qui restera auprès de lui jusque dans sa vieillesse. Il n'a pas encore quarante ans lorsqu'il « adopte » ce gamin que Serge Bramly décrit comme un ragazzo di vita pasolinien : Il est mal élevé, sale, menteur, voleur. Léonard va l'habiller luxueusement. C'était un très beau garçon, si bouclé, avec le profil grec. Ce surnom de Salaï, que lui donne Léonard, viendrait de Sala, c'est-à-dire Allah, désignant par là un gredin de musulman. Car, à ce moment-là, l'ennemi c'est le Turc.

Salaï apparaît régulièrement dans les carnets de Léonard. En général pour les bêtises qu'il a commises ou les frais somptuaires que Léonard a engagés pour l'habiller. Cependant, à la fin de sa vie, Léonard écrit, sous une liste de choses à acheter, la phrase suivante : "Salaï, je ne veux plus jamais faire la guerre avec toi, car je capitule." Il semblerait donc que les rapports passionnels entre les deux hommes n'étaient pas tout à fait éteints vingt ans plus tard. D'ailleurs, Léonard le couchera sur son testament.

Salaï ne sera pas le seul beau garçon dans l'entourage de Léonard. Outre quelques élèves choisis, d'autres jeunes gens, en général mignons, fréquentent les diverses maisons du Maître : il y aura le Sodoma. Un peu plus tard, Francesco Melzi. Mais dans ce dernier cas, chose incroyable, ce beau garçon de quinze ans est un fils d'aristocrate. On conçoit bien que Léonard puisse adopter un enfant comme Salaï, dont les parents sont dans la misère, mais on comprend mal comment un jeune noble, qui avait un plus bel avenir devant lui, puisse suivre le peintre, devenir son élève, pratiquement son secrétaire, son intendant, et l'accompagner partout. De plus, il semblerait qu'il n'y ait pas eu de problèmes avec les parents du jeune Melzi, puisque Léonard sera invité quelque temps chez eux.

Melzi, comme Salaï, suivra le peintre dans sa dernière résidence d'Amboise, à la cour de François Ier. Lorsque le 2 mai 1519, Léonard, très malade, meurt quasi dans les bras du roi - ainsi le veut la légende -, Salaï est retourné depuis près d'un an en Italie. Seul Melzi est resté auprès de lui. Il s'occupera des dispositions testamentaires du peintre. Ecrivant aux demi-frères et demi-sœurs de Léonard pour les prévenir, il révèle combien était forte la nature du sentiment qui les unissait, lui et le Maître. C'est Melzi qui hérite de tous les carnets, dessins et travaux préparatoires de Léonard. Salaï, lui, a droit à un terrain planté de vignes près de Milan. Un héritage spirituel pour l'un et matériel pour l'autre, soulignant par là la différence qu'il pouvait y avoir entre le bon élève Melzi et le turbulent Salaï.

Au début de son livre, Serge Bramly écrit que Léonard, sur un des carnets qu'il portait toujours sur lui, avait inscrit cette phrase d'Ovide : « Je doute, ô Grecs, qu'on puisse faire le récit de mes exploits, quoique vous les connaissiez, car je les ai faits sans témoin, avec les ténèbres de la nuit pour complice. »

Malgré cet avertissement - un rien provocateur il est vrai -, Serge Bramly n'a pas hésité à essayer de raconter ce que fut la vie du grand Vinci.

■ Léonard de Vinci de Serge Bramly, Editions Jean-Claude Lattès, 2003, ISBN : 2709616416


(1) Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Sigmund Freud, Editions Gallimard, Collection Connaissance de l'inconscient, 1987, ISBN : 2070706656

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L'œuvre au noir, un film d'André Delvaux (1987)

Publié le par Jean-Yves Alt

Le héros est un marginal de la fin du Moyen Age, un alchimiste pourchassé pour son non-conformisme religieux, politique et sexuel, et en quête de la connaissance.

Sur les canaux du vieux Bruges, le cinéaste André Delvaux a du considérablement simplifier le roman, notamment réduire le nombre des personnages.

Dans le livre de Marguerite Yourcenar, on suit Zenon de l'âge de vingt ans à l'âge de soixante ans, lorsque, sous un faux nom, il revient à Bruges, où il est démasqué et traduit en justice. Le cinéaste a décidé de centrer son film sur cette seconde partie : Zenon (Gian Maria Volonte), âgé, revient dans sa ville natale grâce à la complicité du prieur (Sami Frey), et il devient médecin du dispensaire du prieuré. Le spectateur revit toutes les rencontres qui l'ont marqué et fait passer pour hérétique, illustrant cette vérité intemporelle que « la police ne referme jamais un dossier ».

On pourra toujours critiquer la manière dont Delvaux a procédé à son adaptation et la structure plutôt banale des retours de Zenon sur les étapes les plus marquantes de son passé, de son enfance avec son cousin et complice Henri Maximilien (Philippe Léotard) aux épisodes d'autodafés, en passant par l'évocation de sa carrière médicale tout entière tournée vers la recherche, avec ses implications de modernisme qui la mettent hors la loi, en passant aussi par les allusions à la liberté de mœurs de Zenon qui pratiquait sans vergogne la bisexualité (il fut donc accusé aussi pour ses amours masculines). Sans oublier la quête alchimique qui ponctue tout le film.

Il reste que "L'œuvre au noir" est un film intimiste, qui scrute à travers les gros plans le mystère des gens, et qui, à l'image de Zenon venu se replier sur ses origines, referme l'espace : très rares sont les scènes d'extérieur donnant une impression d'évasion.

Dans le livre de Yourcenar, Zenon maîtrise plusieurs langues.

André Delvaux a conservé la pointe d'accent de ses comédiens flamands. Il a banni tout accent parisien.

C'est un film du Nord : un mélange de voix très harmonieux.

Delvaux ne montre pas les bûchers, les scènes de torture dont parle le livre. Il a banni l'aspect spectaculaire du film d'époque. Il ne réalise, pas une illustration. Ce qu'il fait avec ses acteurs a un côté purement matériel. Il a tourné un film pauvre d'allure, qui se révèle riche à l'arrivée.

A la suite du roman, ce film est aussi un plaidoyer universel en faveur de la liberté, contre l'intolérance et l'absurdité de l'ordre moral. « Les temps sont à la sottise et à la cruauté », dit au début le prieur à Zenon, une réflexion répétée à la fin du film comme pour en accentuer le caractère universel et intemporel.

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L'élève, une nouvelle de Henry James [1891]

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans cette longue nouvelle, l'affection tendre d'un jeune précepteur pour un adolescent génial est étudiée avec une discrétion qui n'exclut pas la profondeur : l'auteur s'est intéressé à l'attitude d'un enfant devant la conduite des adultes.

La tragédie de « L'élève » est, comme celle de bien d'autres héros d'Henry James, celle des natures excessivement sensibles.

Pemberton, un jeune homme intelligent et raffiné, est engagé, au sortir d'Oxford, par la famille Moreen comme précepteur du jeune Morgan. Celui-ci est un adolescent maladif, brillant, lucide, riche en intuitions et en connaissances instinctives. Il juge avec exactitude et ironie tant ses parents, des aventuriers du type respectable, snobs, qui ne paient pas leurs dettes que ses sœurs, parasites sociales en quête de maris riches.

Pemberton s'attache de plus en plus à Morgan et reste avec lui, bien que ses émoluments ne lui soient pas payés, à cause de la tendre affection qu'il éprouve pour son élève. L'enfant lui révèle que c'est un système de la part de ses parents que de provoquer un attachement qui les dispense de s'acquitter de leurs obligations.

Pemberton se prépare à emmener Morgan avec lui. Mais l'adolescent est condamné et pressent sa mort prochaine. Il est frappé par une crise cardiaque avant d'avoir pu connaître le bonheur avec son jeune maître et ami.

Telle est, en quelques lignes, l'intrigue de ce récit poignant, délicat, riche en profondeurs psychologiques. Le caractère de Morgan se développe peu à peu devant les yeux du lecteur et atteint, avant la fin, une remarquable plénitude.

Il y a quelque chose de grec dans la tragédie qui se développe dans cette nouvelle. Morgan est, par ses paroles et ses actions, un être supérieur. Il reste pourtant prisonnier d'un monde inférieur à lui-même, symbolisé par sa famille. Pemberton symbolise d'une certaine manière l'intermédiaire entre l'adolescent et sa famille. Mais sa médiation est impossible car d'une part il y a la grande fragilité de Morgan et d'autre part l'égoïsme immense de ses parents qui brisera le cœur de l'adolescent et le tuera au moment même d'une possible libération.

Morgan est victime du monde extérieur, médiocre, vulgaire, snob. Mais il est aussi victime de sa lucidité. Est-il possible de se rebeller contre ce qu'on comprend trop bien ?

■ L'élève, une nouvelle de Henry James, Éditions du Seuil/Points Roman, 2000, ISBN : 2020194236


Du même auteur : Les Bostoniennes

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