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Double express, Christian Giudicelli

Publié le par Jean-Yves Alt

Chronique d'un couple ordinaire, "Double express" explore, pas à pas, mot à mot, l'histoire de Chris et Véro, qui avaient vingt ans en 1968, et vivent leur vie dans une ville de province quelque part en France. La structure romanesque - un long dialogue - met en évidence l'ultime question :

Qu'as-tu fait de ta vie ?

Chris et Véro sont les témoins et les victimes d'une époque charnière. Encombrés de la morale des parents, ils répètent le même mode de vie... davantage blessés parce qu'ils sont persuadés que la liberté (sexuelle ?) est une bonne affaire et découvrent plus durement leur solitude.

Deux voix alternent pour dire un temps où l'homme ne croit plus aux lendemains qui chantent, dans un pays tout à fait convenable : la chance d'être nés ici, et maintenant, loin de la faim et de l'oppression.

Il y a eu la vie : mariage, boulot, deux enfants : une fille et un garçon, Anaïs et Hugo. Pour Chris, il y a eu Pat, le pote inséparable. L'enfance ne meurt jamais. Véro se souvient d'un dépucelage sans extase, Chris d'un homme qui le fit jouir vite et bien fait, puis se débina. Il faut bien que le corps exulte : la série des amants et des maîtresses. Mais Chris et Véro restent ensemble, après avoir cru, un temps, se détester, tant chacun devint pour l'autre l'image de l'échec, s'aiment à nouveau, d'un autre amour, sage et meurtri : nous vieillirons ensemble et la vie n'aura pas été foutue.

Il y a aussi Gabriel, d'origine russe, ambigu et beau, qui aurait quelques inclinations pour leur fils Hugo, lui-même plus tard homo, parce que la vie, c'est ça aussi pour un couple moyen : un pédé dans la famille.

Giudicelli décrit leur vie, dans un superbe souffle, de la naissance à la mort. Il réussit magistralement à tout montrer par le dialogue, sans digression ni commentaire, les seuls mots de tous les jours, l'infime part des pensées qui émergent, tronquées et truquées, dans la communication fragile d'un couple. L'histoire d'une génération.

Voici un brave couple « d'aujourd'hui » qui assure. Et il a bien fallu assurer quand Anaïs a manqué épouser un Arabe. Tout est rentré dans l'ordre : Anaïs, à son tour, a trois enfants dont des jumeaux et trompe son mari.

Et l'un des jumeaux d'Anaïs compensera, dans l'équilibre démographique, l'enfant que n'aura jamais Hugo qui est homosexuel, a failli être un grand pianiste et, lui aussi, après avoir traversé le monde en quête d'aventures et d'amours, se case avec un gay plus âgé que lui : un couple aussi... comme les autres ; ils tiennent une pizzeria aux Etats-Unis. Chris et Véro assurent.

Véro et Chris ont grandi dans l'amour du cinéma. Ils ont copié la vie. Mais la mort ne s'imite pas. Elle est foutrement personnelle et s'abat sur vous sans qu'on ait le temps de se dire : je t'aime. Les hommes n'ont-ils rien compris, vivraient-ils encore leur préhistoire ?

« Préhistoire » est le titre du livre que Chris n'a jamais écrit :

« Je raconterai toute ma vie là-dedans, de A jusqu'à Z. Ma jeunesse, mon métier, notre amour...

- Tu crois que ça intéressera les gens ?

- Si la vie d'un homme ne les intéresse pas, qu'est-ce qui les intéresse alors ? »

Christian Giudicelli évoque l'homosexualité comme une des composantes ordinaires de notre société : ni un drame social, ni une tragédie intime. "Double express" raconte la vie banale et ses mirages. Il suggère aussi une indicible détresse. Sans doute parce qu'il y est suggéré que la vie n'est rien, presque rien, rien que cela, et, qu'à chaque seconde, la vie est tout.

■ Double express, Christian Giudicelli, Editions Gallimard, 1990, ISBN : 2070719227


Du même auteur : Après toi - Le point de fuite - Station balnéaire

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Pour un soldat perdu, un film de Roeland Kerbosch (1992)

Publié le par Jean-Yves Alt

Pour un soldat perdu décrit l'aventure amoureuse d'un jeune hollandais de 12 ans et d'un soldat canadien à travers les souvenirs du garçon devenu adulte.

Jeroen est envoyé pendant l'hiver 1944 dans le nord du pays, loin de la faim qui règne à Amsterdam. Le jeune garçon va alors devoir s'adapter à sa famille d'accueil, mais aussi à l'éveil de sa sexualité. Walt, un des soldats canadiens venus libérer le village, va permettre à Jeroen de s'épamouir et de vivre ses premiers émois amoureux, malgré les différences d'âge et de langue.

Avec « For A Lost Soldier » (titre original), le cinéaste hollandais Roeland Kerbosch a réalisé une ode sublime à la pédérastie, ou plutôt, au devenir homosexuel.

La force de ce film, c'est que toute l'idylle amoureuse est amenée par les yeux du héros de 12 ans, épris de son splendide lieutenant canadien. La vraie patrie libérée sera dès lors, pour le jeune garçon, celle du sentiment.

De cet apprentissage de l'amour, au seuil de la puberté, il était difficile de faire un film aussi délicat, romanesque, sans mièvrerie, à la fois pudique et dénué de toute pruderie. Un film où l'homosexualité n'est pas teintée de sombre.

« Pour avoir su capter si tendrement une telle passion, le film de Roeland Kerbosch rejoint le "Au revoir les enfants" de Louis Malle, comme autant de souvenirs forts de l'enfance dans la guerre. »

Jim Farber/New-York Daily News

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Propos sur Henry de Montherlant avec une interview de Mac-Avoy, illustrateur des « Garçons » par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

Arcadie, dans son numéro 228 de décembre 1972, a rendu un fervent hommage à Henry de Montherlant, après sa mort dramatique, survenue le 21 septembre 1972.

La récente parution d’une édition intégrale de l’un de ses derniers romans, auquel il attachait une importance particulière, Les Garçons, m’amène cependant à évoquer de nouveau la mémoire de ce grand écrivain, en apportant le témoignage du peintre Édouard Mac-Avoy qui a magnifiquement illustré le livre et qui a bien connu l’auteur.

La mort de Montherlant me touche profondément, par ce refus de s’enfoncer dans ce naufrage souvent atroce qu’est la vieillesse lorsqu’elle est accompagnée d’infirmités physiques ou mentales. Son suicide organisé méticuleusement, au jour et à l’heure fixés par lui, paraphe de manière fulgurante la vie et l’œuvre de ce personnage complexe.

Car je demeure frappé par les aspects multiples, parfois contradictoires de l’homme et de l’écrivain.

Ainsi son style célèbre par sa grandeur et sa pureté, sait souvent être familier et même argotique. Sa misogynie était connue ; or on a appris après sa mort qu’il aimait depuis 1926 une femme qu’il voyait régulièrement et qui ne lui a survécu que quelques mois.

Souvent généreux, parfois mesquin, audacieux mais timide, attachant de l’importance aux choses sérieuses et graves mais faisant preuve d’humour et de drôlerie, d’un abord difficile mais d’une grande fidélité à ses amis, telles sont quelques-unes des facettes de sa personnalité.

Se déclarant enfin incroyant, son œuvre est néanmoins chargée d’une telle spiritualité et d’une telle élévation morale que le général de Gaulle a pu décrire Montherlant comme « longeant indéfiniment le bord de l’océan religieux que son génie ne quitte pas des yeux ni de l’âme, sans y pénétrer jamais ».

Mais il y a une constante immuable dans la vie et l’œuvre de Montherlant, c’est son amour de la jeunesse et des garçons, ces garçons qui sont devenus le titre de l’un de ses derniers livres.

Son premier écrit publié en 1920 est La relève du matin où, parmi des pages exquises sur la jeunesse et les adolescents, figure un chapitre intitulé « La gloire du collège », ce qui conviendrait parfaitement comme sous-titre aux Garçons.

Ce collège religieux, où Montherlant a passé les plus belles années de sa vie, et dont l’ombre l’a poursuivi jusqu’au bout, il en fait une vivante évocation dans Les Garçons aussi bien que dans sa pièce La ville dont le prince est un enfant. Je rappelle que le roman est une transposition de la pièce, reprise environ pour un tiers, les deux autres tiers étant composés de ce qui se passe avant puis après l’action de la pièce.

Une première version de La ville fut commencée au collège, vers 1912-1913, et des Garçons en 1929. La pièce fut terminée en 1951 et le roman en 1969.

La vie de collège, on le sait, a toujours favorisé ce qu’on appelle les amitiés particulières (qui sont en fait fort généralisées).

Dans Les Garçons Montherlant a considérablement développé ce thème qui formait déjà le sujet de La ville. Du reste la seconde édition du roman, qui vient de paraître, comporte une soixantaine de pages qu’il avait préféré exclure de la première édition, car il avait peur de choquer en apportant des précisions sur ces amours entre adolescents, dont les implications aussi bien physiques que sentimentales sont évoquées avec netteté et avec une profonde sensualité, sans cependant qu’elles paraissent choquantes ou déplacées, tant Montherlant y a mis de talent et aussi de tendresse compréhensive.

Peu d’écrivains ont su aussi bien que lui comprendre le comportement, parfois si déroutant, des garçons de douze à seize ans, âge après lequel il estime qu’ils perdent leur originalité, leur spontanéité et leur véritable personnalité, pour se plier progressivement au monde stéréotypé des adultes avec sa morale aveugle, notamment sur le plan de la sexualité.

Celle-ci se donne libre cours au collège décrit par Montherlant, grâce au système de la « Protection », sorte de société secrète où se recherchent et se forment des liaisons amoureuses entre les grands et les plus jeunes, les unes avec un certain cynisme, les autres avec sentimentalité. Il est à noter que les grands (seize ans) ne se lient pas entre eux, mais uniquement avec des cadets (douze à quatorze ans) auxquels ils donnent de tendres surnoms tels que « Jambes douces » ou « Fleur de jambe ». On commence par échanger des baisers sur la bouche (cette bouche de garçon dont Montherlant écrit qu’elle a un goût de noisette), puis on se retrouve pour des jeux plus précis dans le vestiaire du fronton de pelote (ce nom est à lui seul tout un programme), tandis qu’en classe, les corps se rapprochent pour la lecture d’un même livre et qu’une main tachée d’encre se pose sur une cuisse « à la peau d’une douceur inhumaine, d’une douceur de pétale ».

L’humour de Montherlant éclate parfois, avec vivacité, lorsqu’il montre, dans un cinéma, un vieux monsieur assis à côté d’un très jeune garçon semblant à première vue être son fils et qui demande à voix basse à ce dernier : « C’est comment ton prénom ? »

La tendresse de l’écrivain à l’égard des garçons se manifeste par les noms ravissants qu’il leur donne : marmousets, mouflets, souriceaux, midinets, poussins, précieux gars, serpenteaux.

Ce dernier terme évoque bien la fuite souple que prennent les garçons lorsqu’on s’intéresse à eux et leur inconstance, leur indifférence, leur ingratitude parfois, dont le héros du roman Alban, qui aime le jeune Serge, souffre terriblement, comme a dû en souffrir Montherlant. L’une de ses pièces, Fils de personne, décrit bien la déception d’un père devant l’inconsistance de son jeune fils.

Cet amour des garçons et cette souffrance, Montherlant les a également fait vivre avec une intensité poignante dans le personnage de l’abbé de Pradts, cette grande figure du roman, comme de la pièce. Mais dans le roman le caractère et la personnalité de l’abbé de Pradts sont beaucoup plus fouillés. Ce prêtre n’a pas la foi, mais réussit à le dissimuler aux yeux de tous, et sa vie est sublimée par l’amour qu’il porte aux garçons auxquels il apporte son soutien.

La mort de l’abbé de Pradts est une page bouleversante, comme l’est du reste toute la fin du livre.

Tandis qu’il agonise, dans la pièce où sont épinglées les photos anciennes de jeunes joueurs de foot-ball, avec leurs genoux nus, dehors, dans la cour, d’autres garçons jouent à ce même jeu, poussant de grands cris et finissent par jeter le ballon contre la fenêtre de la pièce où se trouve le mourant. Sa gouvernante veut faire cesser le jeu mais l’abbé, dans un dernier souffle, lui demande de n’en rien faire car sa fin est illuminée par ces bruits, ces cris, manifestation de la vitalité juvénile qu’il a tant aimée.

Une autre mort émouvante est celle de la mère d’Alban ; ce dernier était souvent agacé par le comportement de sa mère, notamment lorsqu’elle s’intéressait de trop près à sa liaison avec Serge. Mais comme cela arrive souvent, ce n’est qu’après la mort de sa mère qu’il prend conscience des liens profonds qui les unissait et de l’amour immense qu’elle lui portait.

Tous ces personnages du roman, enfants, adultes ou vieillards, nul n’était plus qualifié que le peintre Mac-Avoy pour leur donner corps, dans les magnifiques illustrations qui ornent l’édition complète des Garçons parue chez Gallimard.

Tout d’abord, comme il nous le dira plus loin, Mac-Avoy et Montherlant étaient liés par une profonde amitié depuis de nombreuses années. C’est d’ailleurs sur l’insistance du premier que l’écrivain accepta de faire paraître les pages ne figurant pas dans la première édition, à condition que les illustrations fussent faites par lui, Mac-Avoy.

Ces dessins apportèrent une dernière grande joie à Montherlant, puisqu’il avait demandé au peintre de venir les lui montrer le matin même de sa mort, ce qui valut à Mac-Avoy le triste privilège d’être l’une des dernières personnes à voir l’écrivain avant son suicide.

L’art de Mac-Avoy est marqué par la sensualité magnétique avec laquelle il rend la beauté lisse et mystérieuse des visages et des corps lorsqu’il dessine des garçons et des jeunes filles, mais aussi par la vigueur et l’intensité dans le trait qui expriment si bien les fortes personnalités du Supérieur, de l’abbé de Pradts ou de la mère d’Alban, et qui deviennent terribles et tragiques lorsqu’il montre les masques crispés par les souffrances de la mort des deux derniers personnages.

Mac-Avoy, que j’ai la joie de connaître depuis de nombreuses années, et qui sait tant apporter à ses amis, car il a élevé l’amitié à la hauteur d’un sacerdoce, a bien voulu répondre à quelques questions que je lui ai posées concernant ses rapports avec Montherlant.

[René Larose] — Ce n’est pas le premier ouvrage de Montherlant que tu illustres. Comment s’effectuait cette collaboration entre l’écrivain et toi-même ?

[Mac-Avoy] — Cette collaboration a commencé en 1947 avec Les Olympiques, réalisés en 1951; elle a persévéré en 1953 où j’ai fait les décors et les costumes de Pasiphae créé à la Comédie-Française et qui causa, par l’audace de son sujet, une manière de scandale. Elle se poursuivit par les quatre romans regroupés sous le titre des Jeunes Filles puis une édition de luxe de La ville dont le prince est un enfant et enfin l’édition intégrale des Garçons. Cette collaboration était d’abord basée sur une sorte de profonde affinité entre l’écriture d’Henri de Montherlant et mon écriture dessinée, un même sens plastique, un même souci de plénitude. À partir de ces affinités notre collaboration était simplifiée par le fait que l’écrivain ne voyait pas ses personnages et qu’il me laissait les voir pour lui. Je lui apprenais en quelque sorte comment étaient physiquement Mme de Bricoule, la mère d’Alban, ou l’abbé de Pradts ou le jeune Serge et il était parfois surpris de voir concrétiser ses personnages, mais ne les discutait jamais. Il n’y avait qu’un point sur lequel il était implacable, c’était la vraisemblance de l’âge du personnage. Il fallait par exemple que le petit Serge ait bien quatorze ans et deux mois et son ami seize ans et quatre mois. Montherlant ne sentait ni la peinture ni la couleur ; il préférait par exemple la pureté du dessin à la transposition dans la litho. Il examinait chaque image avec une attention extraordinaire, me téléphonait pour revoir une image ; notamment tout l’été il avait été obsédé par la pensée qu’une main posée sur une cuisse avait l’air de vouloir remonter plus haut et nous bataillions à ce propos.

[R.L.] — En ce qui concerne les illustrations, comment se manifestait chez Montherlant cette sorte de culte de l’adolescence ?

[Mac-Avoy] — C’était chez lui une sorte de vénération inconditionnelle. N’a-t-il pas écrit : « Quand je vois un jeune garçon dans le métro, j’ai envie de lui céder ma place. » Il n’acceptait pas que j’enlaidisse un adolescent, ce que je m’étais permis de faire dans une promenade de classe avec l’abbé, où j’avais glissé certains boutonneux et certains lunetteux. Montherlant m’écrivit alors : « Je vous interdis d’enlaidir les mouflets ; par contre, vengez-vous sur les parents ! », ce que j’ai fait largement dans une planche représentant le parloir, qui l’avait mis dans une sorte de jubilation, et où des mères vampires et des pères binoclards et ventripotents y embrassent et morigènent des enfants réfugiés dans leur indifférence de pierre.

[R.L.] — Comment était le commerce amical avec Montherlant ?

[Mac-Avoy] — Il était d’abord à base de ponctualité. Il fallait être irréprochablement ponctuel, heures de rendez-vous, réponses aux lettres. Moyennant quoi, je l’ai trouvé toujours égal et le charme même durant vingt-cinq années d’amitié, en exceptant toutefois les derniers mois, où il s’assombrissait de rencontre en rencontre. Il savait tout de moi – je n’ai pas l’humeur cachottière – et la confiance en un ami tel que lui pouvait être absolue. Je ne savais rien de lui, et pourtant cette amitié était profonde et équilibrée. Il était ainsi et après sa mort certaines réalités essentielles de sa vie demeurent un mystère.

[R.L.] — Quelles sont, selon toi, les véritables raisons de cette mort, qui t’a tant bouleversé ?

[Mac-Avoy] — Tout d’abord Montherlant avait conclu un pacte avec la vie, pacte dont la vie observa rigoureusement les clauses durant soixante années. Portant un beau nom, issu d’une famille riche, célèbre à vingt-deux ans, il ne cessa de monter vers une gloire universelle. Il avait la santé, le culte du plaisir et modifiait la philosophie nietzschéenne en lui adjoignant à la fois l’épicurisme et un stoïcisme émanant de son culte pour Rome. Ainsi, soixante années durant, il fut célèbre, riche et libre. Voici cependant que vers sa soixante-quatorzième année survinrent des vertiges, un mauvais état circulatoire, enfin la perte d’un œil.

Une sorte d’incertitude, de peur le prit et la résolution lui vint de ne pas accepter ces premières atteintes de la vieillesse qu’il considérait comme des humiliations. Mais une autre cause a été déterminante dans l’accomplissement méthodique et comme serein du geste définitif. Il était convaincu d’être sur une sorte de liste noire, ce qui, dans son esprit, coïncidait avec un refus d’accepter notre époque et plus encore que notre époque le refusait tout entier et le refuserait dans l’avenir. La conception philosophique qu’il avait du suicide (il avait écrit quelque part : « Faure-Biguet (1) et moi avons bu le suicide avec le lait » fait qu’il n’y avait pas geste désespéré, mais résolution prise et profond désir que ce suicide ne soit pas dans l’esprit de ses amis et de ses lecteurs dramatisé.

[R.L.] — Que penses-tu de la survie de l’œuvre de Montherlant ?

[Mac-Avoy] — J’ai toujours cru et crois plus que jamais à la survie, je dirai même au cours des siècles à venir, de l’œuvre de Montherlant. Lui-même, profondément dépressif ses derniers mois, affirmait qu’il ne resterait rien de lui. Y croyait-il vraiment ? Il était convaincu qu’un système politique nouveau s’instaurerait un jour dans le monde et que les valeurs humanistes défendues dans son œuvre n’auraient plus cours. Or que se passe-t-il déjà ? Il se passe que le personnage de Montherlant, que sa légende voulait terrifiant, pesait comme un interdit sur des initiatives qu’on avait peur qu’il désapprouvât. La Comédie-Française, qui a merveilleusement donné Port-Royal, a trahi de bout en bout une œuvre étrange et singulière telle que Le Cardinal d’Espagne et quelque peu figé La Reine morte par exemple. Or, voici que de jeunes compagnies découvrent Montherlant, s’emparent de lui et présentent son œuvre selon une optique nouvelle. C’est vrai à Munich, c’est vrai à Bruxelles, c’est vrai à Paris où la troupe jeune et fervente du Lucernaire s’attaque au grand texte de Pasiphae dont André Gide me disait qu’il est le plus beau texte écrit en langue française depuis le début de ce siècle. C’est une aube nouvelle qui se lève sur l’œuvre d’Henri de Montherlant.

(1) Romancier et ami d’enfance de Montherlant, Jacques-Napoléon Faure-Biguet a consacré deux livres admiratifs à l’auteur de La Reine morte : Montherlant, homme de la Renaissance (1925), et Les enfances de Montherlant (de neuf à vingt ans) (1941).

Arcadie n°249, René Soral [pseudo de René Larose], septembre 1974, pp. 390-396


Retrouver cet entretien dans le Bulletin des éditions Quintes-Feuilles n°15 juin 2019

On retrouve cet article (publié bien antérieurement) sur l'excellente encyclopédie participative Boywiki

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Chaque fête du sang, Jean-Louis Bastian

Publié le par Jean-Yves Alt

On chercherait en vain, dans ce roman, la trace d'une intrigue, la moindre concession au roman traditionnel. Ce livre tient d'ailleurs davantage du poème en prose que du roman proprement dit :

célébration de l'amour placé sous le signe d'Arthur Rimbaud dont l'auteur a choisi de partager la quête, entreprenant à son tour « ce long et raisonné dérèglement de tous les sens » qui donne accès à une autre dimension de la réalité.

Tout commence avec la découverte du Maroc. En voyage avec sa femme, « une amie érotique » rompue à toutes les fantaisies sexuelles, le narrateur découvre une terre de liberté éblouie de soleil, avec ses odeurs sensuelles, ses coloris perçants, enfin ses garçons délurés à qui toute occasion de jouir est bonne, tirant du clavier de leurs corps les harmonies les plus inouïes, les plus insolites qui se puissent imaginer. Sa femme ne le suivra pas longtemps dans cette vie de débauches ininterrompues. Très vite, elle se lasse et ne rêve que de retrouver l' « Europe aux anciens parapets ».

Entre-temps, le narrateur traverse une expérience décisive au terme de laquelle sa façon d'envisager la vie sera complètement bouleversée. Voulant sauver de la noyade un jeune garçon, il frôle lui-même la mort, repêché in extremis par des Arabes.

« Là où est le danger, là est aussi le salut » écrit Hölderlin. De fait, ce choc va jouer le rôle d'un révélateur et lui faire mesurer l'étendue de l'insignifiance de l'existence qu'il avait menée jusqu'alors :

« Et ce remords, cet unique remords : avoir courbé ma vie à l'aune des autres, avoir tenté de faire miennes leurs règles mutilantes, avoir tyrannisé ce corps dispensateur de joie, l'avoir conduit à cette agonie atroce, à ce fait divers cinglant dont je portais la vomissure. »

On songe bien évidemment au personnage de Michel, dans "L'immoraliste" de Gide, qui réchappe lui-aussi de justesse à la mort, et voit s'opérer en lui une métamorphose radicale, une transmutation des valeurs qui fait de lui un être rénové, intégralement vivant. Mais s'ajoute à ce roman, une dimension originale : l'amour fou.

Cette passion flamboyante, elle a pour objet un jeune berbère de dix-sept ans, Djami, homonyme du dernier serviteur qu'eut Rimbaud au Harar. D'une beauté stupéfiante, Djami entraînera le narrateur dans une ronde incessante de voluptés vécues dans une absence totale de retenue, avec cette confiance et cette générosité que seule confère l'innocence enfantine.

Cette passion a pour toile de fond les sables brûlants du désert, ou bien encore les abattoirs dans lesquels se célèbrent les sacrifices, les cultes sanglants des traditions dionysiaques.

Chaque fête du sang est un roman érotique - genre on ne peut plus difficile -, d'une très belle écriture, dans lequel Jean-Louis Bastian parvient magnifiquement à concilier une extrême audace avec une très grande pudeur.

■ Chaque fête du sang, Jean-Louis Bastian, Editions Denoël, 1986, ISBN : 2207232743

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Ixe, un film de Lionel Soukaz (1980)

Publié le par Jean-Yves Alt

Jusqu'à "Race d'Ep" un thème commun caractérise les films de Lionel Soukaz :

l'homosexualité revendiquée comme une liberté de choix dans l'accomplissement des désirs, comme une chose normale qui ne doit pas être refoulée par les pressions de la société, d'où un aspect parfois quelque peu vindicatif et militant du discours de ces films.

Filmé pendant plusieurs mois, au jour le jour, IXE constitue une sorte de « diary », de journal, avec la révolte en plus.

Ici ce n'est pas directement l'environnement du cinéaste qui est montré ou analysé, mais ses réactions personnelles, ses angoisses et sa révolte face aux agressions des pouvoirs quels qu'ils soient : politiques, religieux ou moraux.

L'homosexualité n'est pas représentée pour elle-même mais dans le social qu'elle suppose et qu'elle dénonce parfois.

Réactions aux agressions de l'actualité, des guerres et de la répression, des tournées papales qui ne sont en fait que show business à l'échelle religieuse. Pape ridiculisé ; foules qui « marchent » à cette orchestration grotesque.

Face à cela un sentiment de désespoir au sens fort du terme et de révolte devant une société où le bonheur est peut-être le plus grand mythe qui soit.

Mais cette révolte au dernier degré et ce désespoir ne sont pas criés avec des mots mais avec des images, et certaines sont réellement à la mesure du désespoir et de la révolte ressentis. Elles sont insoutenables. Et c'est là où IXE est un film réussi. Il n'utilise que les images et la musique (et les bruitages) pour faire ressentir ce désespoir. Ici l'absurdité de la vie n'est pas dite, elle est montrée. Les images se choquent, les musiques aussi, et elles ont choqué la commission de contrôle.

C'est en cela que IXE est un film fort : il utilise ce qui est la principale caractéristique du cinéma : les images et leur montage.


Du même réalisateur : Race d'Ep - Maman que man

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