Narkiss, Jean Lorrain (1898)
« Narkiss », ou à la recherche d'un paradis perdu, est une vision pourrissante du Narcisse grec. Jeune éphèbe, prince d'Égypte et descendant d'Isis, retenu dans des temples isolés en plein désert, il trouve la mort dans un marais monstrueux où des plantes abondantes aux parfums enivrants se nourrissent des cadavres, en putréfaction, des sacrifices.
Faut-il rattacher l'engouement d'un certain public pour l'œuvre de Jean Lorrain au rush actuel sur le rétro ? Sans doute, en partie. Il semble bien qu'on ait appris, avec le temps, à juger l'auteur des « Princesses d'ivoire et d'ivresse », des « Histoires de Masques » et de « Monsieur de Phocas », moins superficiellement. Son univers, insolite, bourré d'obsessions, fait de fantasmes érotiques, montre l'attrait d'un univers fabuleux où vivent sphinges, goules, viveurs, catins de luxe et frappes des fortifs : ces personnages font partie d'un cauchemar clos sur lui-même, horrible et succulent.
Lorrain se déplace à son aise dans cet univers hors du temps où tout est grâce malgré les paysages de sables et d'eaux mortes sur lesquels souffle un vent amer. Jean Lorrain en assume tous les malaises. Il nous plonge dans ses peurs grâce à la couleur verte (cf. les illustrations d'O. D. V. Guillonnet pour l'édition de 1908), celle des eaux stagnantes, celle des batraciens qui peuplent les alentours de la prison de Narkiss.
Narkiss, ce prince à la beauté divine, est révéré par tous comme un second Isis. Les prêtres décident pour des raisons politiques qu'il est préférable qu'il soit élevé dans le sanctuaire consacré à la déesse. Dans ce lieu, aucun animal ne lui fera du mal et les quelques personnes de passage s'extasieront d'émerveillement devant le jeune homme. Osiris le jour, Isis la nuit viennent lui rendre visite. Il reste cependant ignorant de sa propre beauté. Mais alors qu'il visite un temple interdit, il aperçoit son reflet dans l'étang voisin. Surpris par l'image d'Isis sur l'eau, il meurt parmi les cadavres des animaux offerts en sacrifice.
« Le lendemain, aux premiers rais de l'aube, les prêtres d'Osiris trouvèrent le petit Pharaon mort, enlisé dans la boue, au milieu des cadavres et de l'immense pourriture amoncelée là depuis des siècles. Debout dans la vase, Narkiss avait été asphyxié par les exhalaisons putrides du marécage mais, enfoncé jusqu'au cou dans le cloaque, il dominait de la tête les floraisons sinistres écloses autour de lui en forme de couronne ; et, telle une fleur charmante, son visage exsangue et fardé, sa face adolescente au front diadémé d'émaux et de turquoises se dressait droite hors de la boue et sur ce front mort des papillons de nuit s'étaient posés, les ailes étendues, et dormaient. »
La beauté ne fait pas le bonheur. Pas même celle venue d'Égypte, sous les formes du prince Narkiss. Le prince trompe sa solitude en courant les chemins afin de démentir ses « journées accablées, somnolentes et vides ». Il ne trouvera jamais l'amour ; pas plus le bonheur car ce dernier se trouve seulement dans la mort.
A l'image de Narkiss, Jean Lorrain avait gardé une nostalgie de l'enfance, lieu des contes qui bercèrent cet âge perdu. Tombé dans les enfers de l'âge adulte, il crut le retrouver en recomposant d'autres contes avec des forêts, temples, princes... Et le résultat de cette quête fut notamment ce « Narkiss » qui termine son existence dans le cloaque où sont jetés les animaux sacrifiés.
Aujourd'hui, il est possible de lire l'œuvre de Jean Lorrain avec un certain recul, mais non sans admiration : sa fantasmagorie, ce ragoût relevé fascinent. Et puis, en somme, ce n'est pas Huysmans qui renseigne vraiment sur les coulisses luxurieuses de son temps ; mais bien Lorrain, allié en cela du Zola de « Nana ». Mais Zola, c'est toujours un peu en sociologue. Lorrain, lui, est poète ; il tend un miroir.
Quel spectacle nous renvoie ce miroir aujourd'hui ? N'y a-t-il pas, aussi, planant au fond des consciences, la peur d'un cataclysme, superstition cyclique d'une échéance qui sonnerait le glas de la race humaine. L'époque a ses angoisses et ses accès d'insomnie, elle s'imagine au bord d'un gouffre, elle a des fièvres, elle prie, soupire, se contorsionne, elle essaie toutefois d'exister au centuple. Autant en profiter jusqu'aux extrêmes...
■ Narkiss (fac-similé de l'édition de 1908), Jean Lorrain, Editions GKC, 78 pages dont 16 quadri, éditions GKC, décembre 2016, ISBN : 978-2908050929, 14 €
Lire : Jean Lorrain par René Soral (revue Arcadie n°233, mai 1973)
Lire encore : Jean Lorrain, barbare et esthète, par Thibaut d'Anthonay