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Plus tard ou jamais, André Aciman [Appelle-moi par ton nom]

Publié le par Jean-Yves Alt

Le titre français chante comme le refrain perdu d'une comptine mélancolique ; le titre original « Call me by your name » [Appelle-moi par ton nom] annonce toute une jouissance.

C'est l'histoire d'une passion, durant un été, entre un lycéen italien brillant, Élio, et un tout jeune professeur américain de philosophie, Oliver, qui vient réviser la traduction d'un ouvrage qu'il prépare.

Récit banal pensera-t-on (les amours adolescentes ne sont pas un sujet nouveau) et pourtant celui-ci communique un sentiment de perfection car rares sont les auteurs qui savent capter, un passé obsédant, à distance tout en préservant sa force vive.

« Plus tard ou jamais » est le réceptacle – quinze ans plus tard – de la mémoire amoureuse exaltée d'Élio où s'entrechoquent son présent solitaire, secret et cet été si singulier.

Dans sa tentative de retrouver les moments avec Oliver, le narrateur, Élio, parcourt les lieux privilégiés, emblématiques de sa passion arrêtée par le retour de son amant dans son pays.

Élio raconte-t-il pour glorifier le souvenir de ce moment dont il aimerait retrouver les composantes ? Ce qui paraît incontestable, c'est que sa recherche des traces amoureuses dévoile le flux de son identité bien plus véridique que les seuls faits et gestes pourraient le montrer. Autant dire que la fiction (interrogation étonnée de cette aventure qui semble être née de rien) qu'Élio se fait, se nourrit de sa solitude et de ce qui est au cœur de toute vie : la fuite du temps et la tentation de l'éternité.

Comment ne pas penser au poète, William Cliff ? : « C'est que depuis bien trop longtemps / Je te raconte ces histoires / toi que j'attends obstinément / sans que la honte ou la mémoire / enfin me montre que le temps / ne me rapporte en ses bagages / que du vent. » (1)

Avec cette conclusion, que la mémoire d'un tel amour, malgré la force des mots, ne peut supplanter la mort.

Après de courtes retrouvailles, quinze ans après cet été, Élio devine qu'il ne pourra ni revivre ni se défaire de son passé. Pour circonscrire un désir qui dépasse des frontières toujours rêvées, faut-il faire de sa vie une éternelle nostalgie en se remémorant sans cesse les moments bénis ?

■ Plus tard ou jamais, André Aciman, Éditions de l'Olivier, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, 2008, ISBN : 9782879295756

■ Réédition : « Appelle-moi par ton nom », André Aciman, Éditions Grasset, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, 336 pages, 3 janvier 2018, ISBN : 9782246815792

(1) William Cliff, Écrasez-le, Éditions Gallimard, 2002, ISBN : 2070767612


Mon extrait :

[Le père d'Élio s'adressant à son fils] : « Vous deux avez eu une belle amitié. »

« Oui », répondis-je, en essayant de laisser ce oui en suspens, comme soutenu par quelque restriction informulée. J'espérais seulement qu'il n'avait pas perçu le Oui, et alors ? légèrement hostile, évasif et apparemment las dans ma voix.

« Tu es trop fin pour ne pas comprendre combien ce que vous avez eu tous les deux était rare, spécial.

— Oliver était Oliver, dis-je comme si cela résumait tout.

— Parce que c'était lui, parce que c'était moi », ajouta-t-il, citant ce qu'écrivit Montaigne pour expliquer son amitié avec Étienne de La Boétie.

Je pensais plutôt aux mots d'Emily Brontë : parce qu'« il est plus moi-même que je ne le suis ».

« Ça va être dur », dit-il sur un autre ton, un ton qui signifiait : On n'a pas besoin d'en parler, mais ne feignons pas de ne pas savoir de quoi je parle.

Rester évasif était la seule façon pour moi de lui avouer la vérité.

« Ne crains rien, ça viendra. Du moins je l'espère. Et quand tu t'y attendras le moins. La nature est habile à trouver notre point le plus vulnérable. Rappelle-toi seulement que je suis là. Maintenant tu ne veux peut-être rien ressentir. Tu ne l'as peut-être jamais voulu. Et ce n'est peut-être pas avec moi que tu voudras parler de ces choses. Mais tu as bien ressenti quelque chose. »

Je le regardai. C'était le moment où je devais mentir et lui dire qu'il se trompait complètement. J'étais sur le point de le faire.

« Écoute, me devança-t-il. Tu as eu une belle amitié. Peut-être plus qu'une belle amitié. […] À ma place, la plupart des parents espéreraient que tout cela passe vite, ou que leur fils retombe rapidement sur ses pieds. Mais je ne suis pas un tel parent. S'il y a du chagrin, chéris-le, et s'il y a une flamme, ne l'éteins pas, ne sois pas brutal avec elle... Le manque peut être une chose terrible quand il nous tient éveillé la nuit, et voir les autres nous oublier plus vite qu'on ne voudrait être oublié n'est pas mieux... Nous arrachons tant de nous-mêmes pour guérir plus vite qu'il ne le faut, qu'à trente ans nous sommes démunis et avons moins à offrir chaque fois que nous commençons avec quelqu'un de nouveau. Mais ne rien ressentir pour ne rien ressentir – quel gâchis ! […] souviens-toi, notre cœur et notre corps ne nous sont donnés qu'une fois. La plupart d'entre nous ne peuvent s'empêcher de vivre comme s'ils avaient au moins deux vies à vivre, l'une étant le brouillon, l'autre, la version définitive, sans compter toutes ces autres versions entre les deux. Mais il n'y en a qu'une, et bientôt notre cœur est usé et, pour ce qui est du corps, le moment vient où personne ne le regarde, ni n'a la moindre envie de s'en approcher. Maintenant il y a le chagrin. Je ne t'envie pas la souffrance. Mais je t'envie le chagrin. » (extrait tiré des pages 264 à 267)

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Famille de paysans dans un intérieur par Le Nain

Publié le par Jean-Yves Alt

Un homme, deux femmes, six enfants, un chien et un chat sont réunis dans la pièce commune d'une maison. Le plus grand des garçons joue de la flûte.

Ce tableau, j'ai pu le voir, maintes fois, dans mes livres scolaires d'Histoire. A chaque fois, c'était pour illustrer la condition paysanne déplorable sous l'Ancien Régime. Et, parce que l'époque ne se prêtait pas à énoncer une critique, je n'ai jamais osé dire que ce tableau ne me semblait pas s'accorder avec cette thématique.

Ce tableau est visible au Musée du Louvre. La première fois que je l’ai découvert « en vrai », j'ai été séduit par sa beauté et aussi rassuré que mon pressentiment n'était pas injustifié : la misère des paysans n'est pas le propos de ce tableau.

Car ce qui me frappe dans l'attitude de ces paysans, c'est leur extraordinaire dignité. La plupart semble me regarder dans les yeux au point de provoquer en moi un mal être : comment dois-je les approcher avec cette même simplicité de cœur qu'ils m'offrent ?

Le Nain [Louis ( ?)] – Famille de paysans dans un intérieur – 1642

Huile sur toile, 113 cm x 159 cm, Musée du Louvre

Si Le Nain traite de la pauvreté, il le fait sans misérabilisme : pour s'en convaincre, il suffit d'appréhender ce verre à pied si fragile empli de vin ; de saisir comment la musique résonne dans le corps de ce petit joueur de flageolet ; d'observer ce vieil homme, en arrière plan, dans sa singulière présence ; de remarquer ce petit chat immobile et attentif derrière le fait-tout…

La pauvreté disparaît derrière chacun des regards. Le Nain a réussi la prouesse de composer un tableau qui m'oblige à être pleinement ce que je suis et non pas ce que je crois être.

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J'envie ceux qui sont dans ton cœur, Marie Desplechin

Publié le par Jean-Yves Alt

Hélène, collégienne, vient d'emménager dans le village de Bartholomé. Très vite, ils se rencontrent. Bart, 13 ans, a un caractère plutôt mordant et incisif. Et, il est des questions qu'il n'aime pas aborder de plain-pied. Comme quand Hélène l'interroge sur sa grand-tante, Rosaimée, et son amie Edmonde qui vivent ensemble. Détours, contours… qui sans refaire – une fois de plus – le procès de l'homophobie, l'interroge intelligemment.

Chez Bart, ne faut-il pas entendre, intériorisée, mais non assumée ni assurée, une toute petite voix de l'homophobie ? Derrière les mots, qu'il ne veut ni écouter ni employer, il n'y a pas, certes, le puritanisme qui charrie le dégoût plus ou moins déguisé du sexe en tant que tel, ni la volonté de le tenir à distance, mais plutôt la peur de ne jamais pouvoir reconnaître où se niche l'amour. Comme si la force des mots allait faire obstacle à croire en sa propre vie. Appréhension que les mots deviennent chair…

Défaillances du cœur et peur de s'arrêter aux mots constituent, dans cette histoire, une approche fine et éclairante, de cette violence enfouie au fond de chacun. Le dialogue entre les deux ados, reproduit ci-dessous, affronte, à ce titre, nos tempêtes intérieures en stabilisant la barque, faute de calmer toutes nos contradictions. A lire, relire et faire lire… un extrait pour une anthologie de lutte contre les discriminations sexuelles :

[Bartholomé] — Eh bien, à quoi pensais-tu juste avant de me parler ?

[Hélène] — Figure-toi que je pensais à ta tante Rosaimée. C'est drôle qu'elle soit toujours avec sa copine Edmonde. Elles sont amies depuis longtemps ?

— Depuis que je connais Rosaimée.

— Quand on les voit ensemble, on dirait un couple marié depuis des années. Elles ne font rien sans que l'autre soit au courant. Elles parlent sans cesse à l'oreille. Elles ne s'éloignent jamais l'une de l'autre. Tu crois qu'elles sont...

— ARRÊTE ! […] Je ne VEUX pas que tu dises UN mot de plus sur ma tante, tu comprends ?

— Eh, ne le prends pas comme ça. Je ne voulais pas en dire du mal...

— J'espère bien.

— D'ailleurs je me fiche complètement de la façon dont vit ta tante.

— Alors pourquoi voulais-tu lui coller une étiquette ? Pour la ranger dans une petite case ?

— Oh là là ! Ce n'est pas si grave de mettre un nom sur les choses ! Tant qu'on ne juge pas...

— Et mettre un nom ce n'est pas juger ?

— D'accord, mettons que je n'ai rien dit.

— Tu penses tellement fort que ça me fait mal aux oreilles. Rosaimée n'est ni ceci ni cela. Elle est juste Rosaimée. Et si tu veux savoir quelque chose d'elle, tu n'as qu'à lui demander ce qu'elle en pense. C'est fou comme les gens ont besoin de s'enfermer les uns les autres dans des camps bien étanches. Quand ce n'est pas ta religion, c'est la couleur de ta peau, le pays de tes parents, le quartier où tu vis, les gens que tu aimes... Tu penses qu'il ne suffit pas d'être une personne pour exister. Pour parler de quelqu'un, tu as besoin de tout un tas d'étiquettes. Comme si nous étions des bêtes en route pour l'abattoir. Avec leurs labels accrochés sur l'oreille.

— Ne te monte pas la tête. Je ne veux enfermer personne. Je suis juste curieuse des gens.

— Alors, il suffit juste de parler de Rosaimée qui aime Edmonde qui aime Rosaimée. Pas d'étiquette. Juste la liberté.

— Tu crois que Rosaimée et Edmonde ne la connaissent pas, l'étiquette ?

— C'est leur affaire à elles. Tant qu'elles ne me l'ont pas dit, je ne le pense pas. Elles sont pour moi des personnes uniques au monde, avec une histoire unique au monde.

Je suis hors de moi. Il n'y a pas que l'amour qui réchauffe. La colère aussi. J'ouvre furieusement le blouson que j'avais zippé tout à l'heure jusqu'au menton. Je ronchonne. Puis je m'avise d'Hélène. Crétin que je suis à m'emporter comme ça.

J'aurais pu lui expliquer doucement ce que j'ai mis des années à comprendre. J'aurais pu lui parler du courage de ma tante, du regard frileux de mes parents, des sourires hypocrites des voisins. Mais j'ai crié si vite qu'elle a préféré arrêter la discussion. Elle m'a laissé dégoiser en espérant que je me taise au plus vite. Moi le prétentieux. Le brutal. Le terroriste. […]

j'envie ceux qui sont dans ton cœur.

Touché. Et coulé. Si j'étais une fille, je fondrais en larmes. Mais je ne suis qu'un gars et je réponds :

— Dis donc, il est minuit cinq. Si tu n'es pas chez toi dans dix minutes, Ernest [beau-père d'Hélène] va me flanquer une raclée. (pp. 166-170)

Marie Desplechin réussit excellemment à transcrire ce qui unit l'indicible de l'homme étonné de son existence et les images brutales de la vie ordinaire exorcisées par la parole... jusqu'aux auto-reproches de Bart, formulés dans une solitude angoissée, qui révèlent à la fois sa force et sa fragilité, sa noblesse, sa fraîcheur, sa générosité, ses doutes, sa souffrance.

Je laisse le soin au lecteur de découvrir les autres perles de ce roman : réflexions sur la société, remises en cause des clichés, interrogations sur l'amour et les limites de l'impudeur dans la parole… questions fondamentales pour chaque adolescent. Et même si elles n'appellent pas toujours une réponse, elles sont autant de coups de griffes pour déchirer nos et leurs certitudes.

■ J'envie ceux qui sont dans ton cœur, Marie Desplechin, Éditions L'École des loisirs, Collection Medium, 1997, ISBN : 2211043828


Lire aussi la chronique de Lionel Labosse

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La joyeuse bande d'Atzavara, Manuel Vazquez Montalban

Publié le par Jean-Yves Alt

Vous connaissez la différence entre un pédé et une pédale ? Vous donnez votre langue au chat ?

« Un pédé, eh bien ! c'est un pédé, un type qui aime les types et qui ne se croit pas obligé pour autant de se balader en roulant le cul comme Marilyn Monroe. Et une pédale, c'est un homme qui ressemble à une femme chichiteuse. » C'est Vincente qui le dit à Paco, au début du livre.

Mais qu'est-ce donc que cette joyeuse bande d'Atzavara ? Ils habitent Barcelone, ce sont des bourgeois, professeurs, bijoutiers ou artistes, qui se retrouvent l'été à Atzavara, un village au bord de la mer.

Les femmes divorcées… vivent difficilement le retour d'âge ; les hommes frisent la cinquantaine et assume tant bien que mal une homosexualité plus ou moins avouée. Lors de soirées bien arrosées de champagne espagnol à écouter de la musique américaine et à manger d'inévitables salades de riz, ils échangent leur ennui, leur vie vulgairement bourgeoise, leurs échecs et leurs espoirs mesquins. Les soirées finissent parfois en partouze.

Montalban (avec une écriture rapide, des dialogues percutants, un langage quotidien, des images insolites, une construction cinématographique) raconte avec ironie et humour un été à Atzavara. L'été 74. Eté historique durant lequel le vieux dictateur agonise (Franco mourra un an après), ce qui donne tout son sens au roman. Des années plus tard, quatre personnes ayant participé aux chaudes soirées d'Atzavara se souviennent et analysent a posteriori les faits. La joyeuse bande en question n'a pas été particulièrement active. Elle n'a pas lutté pour la fin du franquisme. Elle a refait le monde en paroles, tout en restant dans un monde protégé.

Parmi la bande d'Atzavara, deux personnages, Vincente et Paco, fils d'ouvriers perdus parmi ces gens excentriques, respirent le naturel, l'innocence. Quand Paco découvre qu'il se trouve au milieu d'une bande d'homos et que Vincente, son ami d'enfance, est pédé, c'est la déception et la rage, ce qui vaut des notations tordantes sur sa conception de l'homosexualité :

« On est cuisinier par instinct comme on est pédé par instinct, et, tiens, les enfants un peu bizarres, très vite, se montrent attirés par des occupations de femmes, la couture, la cuisine, et si je me trompe, qu'on me dise ce qu'il faut penser lorsqu'on demande à un enfant ce qu'il voudrait faire quand il sera grand et qu'il répond : "couturier". Horreur. »

Atzavara, petit village balnéaire est l'espace clos dans lequel se tissent les intrigues, les regrets et les infidélités. Jour après jour, le lecteur découvre la vie de quelques privilégiés, leurs jeux, leurs conversations de plage, leurs murmures nocturnes et leurs pensées intimes ; comme encore celle-ci de Paco :

« Les pédales vieillissent mal. On dit que rien n'est aussi triste qu'un vieux pédé. Vincente ne l'était pas par instinct, je ne crois pas. Plutôt de ceux qui à trop vouloir tout essayer tombent dans le vice. Et aussi il y a des gars qui vont tellement aux putes, tellement, qu'ils finissent par détester les femmes et qu'ils s'en fichent d'être à voile ou à vapeur. On ne gagne rien de bon à vouloir se singulariser ou à être trop glouton. »

Leçon de morale bon marché de l'hétéro de service effrayé par tant de libertinage. Paco est un personnage touchant qui représente, dans cette joyeuse bande d'Atzavara, le bon sens près de chez nous. Tombé comme un cheveu sur la soupe, il en a vu de bien belles : garçons enlacés, nuits torrides, corps impudiquement nus, libertinage verbal... Pourtant, l'anticonformisme connaît des limites même pour les esseulés d'Atzavara. Un des dialogues clés du roman n'est-il pas :

« J'arrête. Ce pourrait être dangereux. »

Au-delà du discours politique [l'homosexualité comme symbole de la fin du franquisme], la chronique de ces joyeux lurons scandaleusement homosexuels, comme le dit un des personnages du roman, est d'une drôlerie toute espagnole.

Après lecture du livre, il est difficile de comprendre la couverture : que vient faire cette femme à demi dénudée assise sur un sofa ?

■ La joyeuse bande d'Atzavara, Manuel Vazquez Montalban, éditions du Seuil, Collection Points, 1996, ISBN : 2020262037

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Histoire et histoires des homosexualités au Japon d'après Tsuneo Watanabe (2/5)

Publié le par Jean-Yves Alt

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le Japon offre une tradition culturelle de l'homosexualité. Qu'ils exaltent les vertus guerrières du samouraï ou qu'ils se travestissent dans le théâtre nô, les hommes ont tous le culte de la beauté et de l'amitié virile. Illustration de la décadence et de la persistance d'une certaine conception de l'homosexualité purement nippone.

Une autre tradition veut que le mythe originel de la pédérastie japonaise remonte au IXe siècle après Jésus-Christ. Ce serait le moine Kükai, appelé plus souvent Kôbô Daishi, qui l'aurait introduite dans l'archipel après un voyage en Chine. L'homosexualité ne serait donc pas consubstantielle à la société nippone mais aurait été importée de Chine.

Il ne faut pas oublier que pour les Japonais, tout ce qui vient du continent, entre le VIe et le Xe siècle, est considéré comme un bienfait (donc rien à voir avec l'attitude des Occidentaux qui rejettent sur leurs voisins l'origine de l'homosexualité – mal gaulois pour les Romains, grec pour les Gaulois, vice anglais pour les Français et inversement... – comme si c'était à l'autre que revenait la responsabilité d'avoir perverti l'Eden de la nation en question).

Puisque la dynastie chinoise des Tang (618-907) est synonyme de prospérité, de puissance politique, de progrès techniques et de rayonnement culturel, le Japon, encore par bien des côtés rétrogrades, en tire la leçon et décide de se mettre à l'école de la Chine. On adopte l'écriture, les institutions et organisations politiques chinoises, l'art et l'architecture, le bouddhisme et l'homosexualité.

L'amour des garçons, répandu d'abord dans l'enceinte du temple, puis dans celle du palais, avant de déborder hors les murs pour envahir toute la société, est donc conçu comme un indice de civilisation. Plus encore, un témoignage de civilité. Plus une société tolère, ou mieux encore, génère son homosexualité, plus élevé est son degré de civilisation, plus elle apparaît évoluée intellectuellement, artistiquement et socialement.

Le but est, conformément à la tradition bouddhiste, de rompre le cycle infernal des renaissances successives, porteuses de souffrance. Influencés par le Tao, les Japonais ont défini des voies, c'est-à-dire des moyens, pour parvenir à l'éveil, c'est-à-dire au salut. L'une d'entre elles passe par l'amour des garçons.

Attitude par certains aspects contradictoire, car l'homosexualité se conçoit comme préservation de la masculinité de l'homme menacée par l'élément féminin, on assiste à une féminisation à certaines époques de la société des mâles. Par ailleurs, si on recherche, surtout dans les milieux dirigeants, l'amour d'un garçon, jamais il ne viendra à l'idée du Japonais – et encore aujourd'hui – de ne pas perpétuer sa lignée.

L'homosexualité japonaise pourrait donc se définir comme une bisexualité à vocation de préférence homosexuelle.


A lire : La voie des éphèbes : Histoire et histoires des homosexualités au Japon de Tsuneo Watanabe et Jun'ichi Iwata, Editions Trismégiste, 1987, ISBN : 2865090248


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