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Max Jacob par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

Saint-Benoît-sur-Loire est célèbre par sa basilique bénédictine dont le narthex est l'une des merveilles de l'art roman.

Cette église évoque bien des souvenirs, parfois dramatiques ; l'un d'eux, récent, est celui de Max Jacob.

Beaucoup de personnes peuvent encore se rappeler l'étrange individu, au crâne rasé, à l'allure de sacristain, qu'elles trouvaient dans la basilique, agenouillé devant les stations du Chemin de Croix, le front touchant le sol, ou bien redressé, se frappant à grands coups la poitrine, les yeux levés au ciel.

Ces yeux étaient très beaux, noirs, brillants, d'une langueur presque féminine et un peu orientale, mais aussi pétillants d'intelligence et de bonté malicieuse.

Lorsqu'on parlait à ce curieux sacristain, on tombait sous le charme de sa conversation, véritable feu d'artifice d'esprit, de culture, de drôlerie, mais toujours pleine de sensibilité, de tact et de gentillesse.

Alors on comprenait que cet homme, qui était Max Jacob, ait pu être l'ami intime de Picasso et d'Apollinaire, et l'un des personnages les plus remarquables de ce mouvement qui, entre 1910 et 1920, fit éclater, à Paris, toutes les traditions picturales et littéraires.

Mais on comprenait moins comment cet Israélite, brillant écrivain, peintre, véritable dandy, homosexuel notoire, avait pu devenir ce pieux sacristain, battant sa coulpe dans cette église des bords de la Loire.

C'est que Max Jacob avait une personnalité particulièrement complexe. En premier lieu, il était à la fois israélite et breton, étant né à Quimper en 1876, où il resta jusqu'à sa quinzième année. La double influence de la race et du milieu explique en tout cas le mysticisme du poète, son goût de l'humilité et des crises de conscience.

Installé à Paris, il fréquenta les cénacles des jeunes écrivains et peintres d'avant-garde qui se réunissaient dans des cafés du Quartier Latin, de Montparnasse ou de Montmartre.

Il y fit la connaissance de Guillaume Apollinaire et de Pablo Picasso qui furent ses meilleurs amis, ainsi que Raymond Radiguet, Jean Cocteau et bien d'autres, car il avait le sens de l'amitié.

Après avoir exercé quelque temps le métier d'employé, Max Jacob s'établit astrologue rue Ravignan, non loin du Bateau-Lavoir, où vivait Picasso dans la misère la plus complète.

Entre deux horoscopes, il écrivait, mais, se passant d'éditeur, faisait imprimer ses livres à son compte, qu'il vendait par souscription à ses amis. Il faisait aussi des gouaches et des dessins, appréciés de quelques amateurs.

Max Jacob était très attiré par l'astrologie, la magie et l'évocation des esprits.

Un beau jour de 1909, ce fut le Saint-Esprit qui descendit, ou plus exactement son incarnation sous la forme du Christ lui-même, éblouissant de beauté, qui lui apparut sur les murs de sa pauvre chambre. Quelques années plus tard, en 1914, une seconde apparition du Christ eut lieu dans un endroit inattendu : au cinéma, sur l'écran où passait un film à épisodes de Paul Féval.

C'est alors qu'il se fit baptiser, et son parrain fut Picasso. Cependant cette conversion ne se fit pas sans difficultés et laissait ses meilleurs amis sceptiques. Ils ne voyaient en lui que l'amuseur dont les talents mordants d'imitateur faisaient leur joie, le dandy aux goûts excentriques, portant à Montmartre monocle et haut-de-forme, le bohème impénitent, le mondain séduisant les grandes dames par sa drôlerie et sa gentillesse, l'homosexuel invétéré, le drogué enfin, car il prenait de l'éther.

Mais ces pitreries, ces grimaces dissimulaient une grande détresse, une profonde sensibilité, un dégoût de sa vie factice et des tentations auxquelles il succombait, non sans lutte intérieure.

Ces deux aspects de sa personnalité caractérisent aussi son œuvre, et c'est ce qui en fait le charme, car, derrière les jeux de mots, les images baroques et surréalistes, une sensibilité frémissante, qui voudrait se cacher sous ces jongleries, éclate parfois et leur donne une intensité toute particulière.

Ainsi, l'un de ses livres, intitulé La défense de Tartufe est dédié « à saint Cyprien, mon patron et mon ange gardien..., à saint Jude, avocat des causes désespérées ». Or un peu plus loin on peut y lire ces vers :

Loïe Fuller, c'est épatant,

Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc,

Mais ce Rodin est un salaud,

C'est zéro !

Otéro !

Ah voilà un numéro !

Et puis, ailleurs, voici un poème qui nous touche au fond du cœur :

J'ai peur que tu ne l'offenses

Lorsque je mets en balance

Dans mon cœur et dans mes œuvres

Ton amour dont je me prive

Et l'autre amour dont je meurs

Qu'écriras-tu en ces vers

Ou bien Dieu que tu déranges

Dieu les prêtres et les anges

Ou bien tes amours d'enfer

Et leurs agonies gourmandes

Justes rochers vieux molochs

Je pars, je reviens, j'approche

De mon accessible mal

Mes amours sont dans ma poche

Je vais pleurer dans un bal

Sur les remparts d'Édimbourg

Tant de douleur se marie

Ce soir

Avec tant d'amour

Que ton cheval Poésie

En porte une voile noire.

La forme de ses poèmes (1) est très libre et va jusqu'au poème en prose dont il usa en maître dans Le Cornet à dés.

La verve de Max Jacob éclate dans ses petits romans, chefs-d'œuvre d'observation humoristique de la bêtise humaine ; en revanche ils sont dénués de tout mysticisme.

Dans ses aquarelles et ses dessins, Max Jacob a fait également preuve d'une grande virtuosité. Il signa même un contrat avec un marchand de tableaux et aurait certes pu faire une brillante carrière de peintre.

Mais petite à petit la religion lui montrait l'inanité des biens de ce monde. Il fit un premier séjour de deux mois à Saint-Benoît-sur-Loire en 1921. Il s'y trouva si bien qu'il y revint habiter plusieurs années, servant la messe, décorant l'autel, priant.

Mais en 1927, il en eut assez et revint à Paris où il se livra avec délectation aux joies et aux débauches de la capitale. Puis il en fut de nouveau lassé et retourna à Saint-Benoît, cette fois-ci définitivement.

Jusqu'en 1944, sa vie fut parfaitement édifiante, sans cependant lui apporter la paix de l'esprit, car sa faculté de souffrance était infinie, ses scrupules innombrables et sa sensibilité plus vive que jamais.

La guerre et les persécutions faites aux Juifs aggravèrent ces réactions, jusqu'à ce qu'un matin de février 1944, il fût arrêté par les Allemands, venus sonner à la porte du presbytère.

Il ne put supporter l'incarcération et mourut d'une pneumonie au camp de Drancy.

Max Jacob, qui avait toujours été hanté par l'idée de la mort, l'avait imaginée sous bien des formes, mais pas comme celle-ci, sans même qu'il puisse recevoir les derniers sacrements.

Il écrivait un jour, remerciant Dieu de ses bienfaits :

« Je vous remercie de m'avoir fait naître de la race juive souffrante, car cela seul est sauvé qui souffre, et qui sait qu'il souffre et offre à Dieu sa souffrance. »

Max Jacob, frappé de cette double malédiction ancestrale, celle d'être Juif et homosexuel, en a plus souffert que tout autre. Il a cependant pu trouver un havre dans la religion catholique, ce que n'avait pu faire cet autre poète maudit : Verlaine.

Leur mort semble être la mesure de leur destin. Verlaine, trouvé nu sur le carrelage chez une prostituée ; Max Jacob, arraché à l'Église où il venait de servir la messe, par une force aveugle et brutale, et crevant, telle une bête, dans un camp de concentration.

Ils ne sont certes pas les seuls à avoir connu ces tragiques destins. Mais ils nous intéressent tout particulièrement, car nous partageons certaines de leurs souffrances dont ils ont laissé une trace brûlante et, espérons-le, immortelle.

Arcadie n°97, René Soral (pseudo de René Larose), janvier 1962


(1) Le lecteur qui désirerait faire une connaissance plus ample de l'œuvre de Max Jacob trouvera des morceaux choisis de ce poète dans la collection Poètes d'aujourd'hui, éditée par Pierre Seghers, avec une étude d'André Billy qui connut Max Jacob mais qui, pudiquement, ne fait que des allusions aux goûts sexuels du poète.


Lire aussi : Jean Cocteau et Max Jacob sous l'occupationMax Jacob : entre Dieu et l'hommeHommage à Max Jacob - Max Jacob par André Calas

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Dioscoride (IIe-IIIe siècle avant J.-C.) [Poésie]

Publié le par Jean-Yves Alt

« Le cinname cher aux Muses pour le poète qui doit son nom aux Dioscures. »

L'époque où a vécu ce poète peut se fixer entre les années 250 et 150 avant l'ère chrétienne, alors que les royaumes de Syrie et d'Egypte étaient florissants, et il y a lieu de croire qu'il résidait à Alexandrie, si prospère sous les Lagides.

Ӂ

Regarde Hermogénès avec la, main pleine... Il te rendra un coup d'œil entendu et tes rêves se réaliseront. Mais si, mauvais pêcheur, tu mets à l'eau une ligne sans hameçon, tu n'emporteras rien, car la honte et la pitié sont étrangères au mignon fastueux.

Ӂ

Zéphire, ô le plus clément des vents, rends-moi tel que tu l'as reçu, le beau théore Euphragoras, et abrège la durée des mois, car à celui qui aime, une heure paraît un siècle.

Ӂ

J'ai fui ton joug, Théodoros, mais à peine avais-je eu le temps de dire : « Me voici délivré de mon sort cruel », un sort plus cruel m'a frappé. Je suis maintenant l'humble esclave d'Aristocratès, en attendant un troisième maître.

Arcadie n°90, juin 1961

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Schopenhauer et le problème de l'homosexualité par Serge Talbot

Publié le par Jean-Yves Alt

Vous, doctes à la haute et profonde science,

Vous qui devinez et qui savez

Comment, où et quand tout s'unit,

Pourquoi tout s'aime et se caresse ;

Vous, grands savants, instruisez-moi

Découvrez-moi ce que j'ai là,

Découvrez-moi où, comment, quand

Et pourquoi pareille chose m'arriva.

Bürger

Un grand métaphysicien allemand du XIXe siècle, Schopenhauer (1780-1860), s'est défendu de s'être fait le protecteur et l'avocat de la pédérastie. Cependant, en rompant la conspiration du silence, en refusant de se contenter des classiques anathèmes, en examinant le problème avec objectivité et profondeur, il s'est exposé courageusement aux attaques des éternels maniaques de la diffamation.

Schopenhauer utilise tour à tour Kant et la Métaphysique hindoue. Dans son ouvrage « Le Monde comme volonté et représentation », il montre que les individus ne se distinguent les uns des autres que dans l'espace et le temps ; or l'espace et le temps, formes a priori de la sensibilité ne sont que des apparences, le voile trompeur de Maya déesse de l'illusion, qui nous cache l'X mystérieux qui soutient le monde : la Volonté, promotion métaphysique de la tendance, substance unique dont tous les êtres ne sont que des manifestations, sorte d'hydre de Lerne dont les individus sont les têtes et renaissances multiples. Ce vouloir-vivre, égoïste et aveugle est à la racine du mal inhérent à l'univers. C'est lui le principe de l'illusion amoureuse.

La passion amoureuse, en effet, dans son essence, a pour but la procréation de l'enfant avec ses qualités, et c'est de là qu'elle tire son origine. Pour atteindre son but, la nature fait naître chez l'individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n'en est un que pour l'espèce, si bien que c'est pour l'espèce qu'il travaille quand il s'imagine travailler pour lui-même ; il ne fait alors que poursuivre une chimère qui voltige devant ses yeux, destinée à s'évanouir aussitôt après, et qui tient lieu d'un motif réel. Pour satisfaire son besoin sexuel, l'homme oublie toute prudence. Il croit qu'il accomplit tous ces efforts et tous ces sacrifices pour sa jouissance personnelle alors que le génie de l'espèce, qui l'abuse par une illusion voluptueuse, le fait travailler pour une toute autre fin : la conservation du type de l'espèce dans toute sa pureté. Aussi, note le grand pessimiste, chaque amant après le complet accomplissement du grand œuvre, trouve-t-il qu'il a été leurré ; car elle s'est évanouie, cette illusion qui a fait de lui la dupe de l'espèce. Cette Métaphysique de l'Amour amène Schopenhauer à une remarque très importante. L'amour de l'homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction, presque toutes les autres femmes l'attirent plus que celle qu'il possède déjà, il aspire au changement. Au contraire, l'amour de la femme augmente à partir de ce moment. La femme s'attache fermement à un seul homme (Havelock Ellis dira que c'est le sexe féminin qui est monogame). C'est que l'homme peut, sans peine, engendrer en une année plus de cent enfants, s'il a à sa disposition un nombre égal de femmes, tandis qu'une femme même avec un pareil nombre d'hommes, ne pourrait toujours mettre au monde qu'un enfant dans l'année (en laissant de côté les naissances jumelles). Ainsi donc la fidélité conjugale, tout artificielle chez l'homme, est naturelle chez la femme, qui cherche à conserver l'homme qui doit nourrir et protéger l'enfant à naitre. Par suite, l'adultère de la femme est plus impardonnable que celui de l'homme. (André Gide, dans Corydon, justifiera l'homosexualité masculine en partant de considérations analogues.)

La satisfaction fournie par un autre sexe n'est donc, pour Schopenhauer qu'un instinct déguisé, c'est-à-dire que le sens de l'espèce, Préposé à la conservation du type. Ainsi s'expliquent les considérations d'âge, de beauté, d'harmonie qui dirigent les humains dans leur choix du partenaire sexuel : si les femmes trop grasses n'inspirent aux hommes que de l'aversion, c'est que cette constitution est un signe d'atrophie de l'utérus et par suite de stérilité ; l'esprit ne s'en rend pas compte, mais l'instinct le sait. Si les femmes préfèrent aux jeunes gens les hommes de 30 à 35 ans, si elles sont attirées par la force et le courage de l'homme plutôt que par sa beauté, c'est que ces avantages leur garantissent la procréation d'enfants vigoureux et en même temps leur assurent à elles-mêmes un vaillant protecteur.

Schopenhauer sait que les sexualités masculine et féminine comportent d'innombrables degrés et qu'il existe des hermaphrodites, tenant le milieu entre les deux sexes et impropres à la reproduction. Mais, dit-il, le Génie de l'Espèce s'efforce de rectifier un type de l'espèce qui semble défectueux d'en corriger les déviations déjà existantes dans la personne qui fait son choix amoureux, et de ramener ainsi le type à toute sa pureté, ainsi l'homme le plus homme cherchera la femme la plus femme, et inversement. Pour la même raison les petits hommes ont une prédilection très marquée pour les grandes femmes et vice-versa. L'homme est un être vivant et les exigences de la vie passent avant celles de l'individu.

Dans tous ceux qui sont capables de procréer, le Génie de l'Espèce médite sur la génération à venir.

L'homosexualité, en apparence contraire aux fins de la nature, sert en réalité ces mêmes fins, quoique d'une façon seulement indirecte, comme moyen préventif contre des maux plus grands.

On la rencontre dans toutes les races humaines et chez certains peuples elle a pris l'envergure d'une véritable habitude nationale. La Grèce et Rome l'ont érigée presque en institution. Orphée (qui dut à ce motif d'être déchiré par les Ménades) et Thamyris en ont été accusés. Virgile et les poètes l'ont chantée (Églogues II). Les philosophes en parlent davantage que de l'amour sexuel. Platon semble presque n'en pas connaître d'autre. Il loue Socrate, comme d'un héroïsme surhumain, d'avoir repoussé les propositions d'Alcibiade. Dans les Mémorables de Xénophon, Socrate parle de la pédérastie comme d'un acte irrépréhensible et même louable. Les Stoïciens jugent l'homosexualité digne du sage. Aristote dans un passage que citera également Edward Westermarck (Politisa, II, 9, p. 1269 B) parle d'elle comme d'un usage ordinaire sans la blâmer. Schopenhauer constate l'existence de pratiques homosexuelles chez les Celtes, pratiques favorisées par les lois, à titre de moyen préventif contre un excès de population. Il mentionne la passion du législateur Philolaos pour les hommes. Cicéron dit que, chez les Grecs, c'était un déshonneur pour les jeunes gens de ne pas avoir d'amants.

En Gaule, l'homosexualité était très répandue. En Chine et dans l'Inde elle est encore actuellement très commune. Il en est de même chez les peuples de l'Islam, et dans le Gulistan de Sadi, le livre De l'Amour traite exclusivement de la pédérastie. Les Hébreux condamnent cet amour avec sévérité et Dieu frappa les Chananéens qui en avaient fait leur habitude. Cette attitude à l'égard de l'homosexualité eut une profonde et durable influence sur le législateur européen. Pendant tout le Moyen-âge, et même plus tard les législateurs chrétiens crurent qu'il ne fallait rien de moins qu'une mort douloureuse au milieu des flammes pour expier un tel péché. En dépit de ces atrocités, on n'est pas parvenu à l'extirper. L'universalité et l'indestructibilité persistante de l'homosexualité témoignent, dit justement Schopenhauer, (et l'argument sera repris par André Gide) qu'elle procède par quelque côté de la nature elle-même. Comment faut-il l'expliquer ?

Schopenhauer prend pour point de départ un passage de la Politique d'Aristote où ce philosophe expose que des hommes trop jeunes ou trop vieux engendrent des enfants faibles et mal constitués. Aristote prescrit à l'homme de ne plus mettre d'enfants au monde après 54 ans ; il peut continuer cependant à entretenir commerce avec sa femme, pour raison de santé ou pour tout autre motif. Quant au moyen d'exécuter le précepte, il n'en parle pas, mais son opinion tend manifestement à indiquer l'avortement pour éliminer les enfants engendrés à cet âge puisque, quelques lignes plus haut, il vient de recommander ce moyen.

La nature ne pourra ni contester le fait constaté par Aristote, ni le supprimer. Elle ne fait pas de saut, et elle ne pouvait supprimer tout d'un coup la sécrétion séminale de l'homme. Mais, d'autre part, rien ne lui tient tant à cœur que la conservation de l'espèce et de son vrai type. Le Génie de l'Espèce, pour éviter les maux d'une génération trop tardive et trop prématurée, s'est adressé à son instrument favori : l'instinct. Il a choisi la pédérastie « pour éviter dès l'origine et de loin le mal bien plus grand de la dépravation de l'espèce et prévenir ainsi un malheur durable et qui ne ferait qu'aller en grandissant ».

C'est pourquoi ce penchant érotique se rencontre soit dans l'adolescence, soit dans la vieillesse, quand le sperme non mûr encore ou gâté par l'âge, ne peut produire que des êtres faibles, imparfaits et misérables. L'âge viril, pense Schopenhauer (qui ne pouvait connaître le freudisme et ses prolongements !) ne connaît pas ce penchant, et ne peut même le concevoir. Les Grecs nous représentent l'amant comme presque toujours vieux. Parmi les dieux mêmes nous ne trouvons que les vieux : Zeus et Hercule, pourvus de mignons ; Mars, Apollon (?), Bacchus n'en ont pas. L'homosexualité est le résultat d'une faculté génitale sur son déclin ou trop peu formée encore, qui, dans les deux cas, est un danger pour l'espèce. La nature donne le change à l'instinct sexuel, pour en déjouer les effets les plus pernicieux.

L'homosexualité affirmant la volonté de vivre ne pouvait être que condamnée par Schopenhauer. Pour ce philosophe, la Volonté doit, par la pitié, se détacher de la vie. C'est la négation du vouloir-vivre. L'homme atteint dès lors à la résignation, à la paix. L'ascétisme absolu, la chasteté parfaite de tous ferait disparaître l'humanité et sans doute le monde, qui attend de nous sa délivrance, car sans sujet pas d'objet. Ce serait le salut, cet état que les hindous appellent du mot Nirvâna qui signifie extinction.

Aussi l'amour de l'homme pour la femme est-il finalement condamné avec des accents beaucoup plus convaincants que l'homosexualité. « Si nous abaissons nos regards sur la mêlée de la vie, que voyons-nous ? Tous les hommes pressés par la misère et les souffrances emploient leurs forces à satisfaire ces besoins infinis, à se défendre contre les formes multiples de la douleur sans pouvoir espérer rien d'autre que la Conservation de cette vie individuelle, si tourmentée pendant un court espace de temps. Cependant, au milieu de ce tumulte, nous apercevons les regards de deux amants qui se rencontrent ardents de désir : — pourquoi tant de mystère, de dissimulation et de crainte ? — Parce que ces amants sont des traîtres, dont les aspirations secrètes tendent à perpétuer toute cette misère et tous ces tracas, sans eux bientôt finis, et dont ils rendront le terme impossible, comme leurs semblables l'ont déjà fait avant eux. » (Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, tome III, p. 371. Alcan)

Au sujet de cette théorie de l'homosexualité, on doit faire remarquer que l'instinct est loin d'avoir l'infaillibilité que lui prête Schopenhauer et que des signes de dégénérescence physique ou mentale marqués sont relativement rares aussi bien chez les hommes que les femmes homosexuels. Par rapport au nombre total des homosexuels, ces signes ne se rencontrent pas plus souvent que chez les hétérosexuels des deux sexes. Tous les humains passent avant la puberté par une période bisexuelle (phase indifférenciée de Max Dessoir) comportant des phénomènes homosexuels, mais les hommes d'âge viril, qui présentent une glande de puberté mâle et normale – et susceptible par conséquent d'engendrer de beaux enfants – sont susceptibles d'avoir des sentiments féminins ou inversement.

L'erreur de Schopenhauer (qui sera suivi en cela par beaucoup d'autres) c'est de chercher à expliquer tous les cas d'homosexualité par un schéma unique. Or, il existe assurément des voies diverses qui conduisent toutes à l'homosexualité. Ce qu'on peut retenir de sa Métaphysique de l'Amour, c'est cette idée d'une finalité de l'homosexualité, en tant que contrepoids naturel à l'instinct de procréation, qui risquerait de surpeupler le globe – contrepoids plus satisfaisant que l'avortement préconisé par Aristote, et pratiqué clandestinement mais très souvent dans notre société.

Arcadie n°36, Serge Talbot (pseudo de Paul Hillairet), décembre 1956

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Walt Whitman par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

Toute l'œuvre de Whitman est basée sur certains thèmes, qui s'entrecroisent, se mélangent, mais reviennent toujours, dans ses premiers poèmes comme dans les derniers.

1° Le premier thème, primordial, est celui du « moi »

Whitman est fier de son corps, de sa force naturelle.

Je me célèbre et je me chante.

affirme-t-il dans le premier vers de son premier grand poème (Chant de moi-même).

Je sais que je suis solide et sain...

J'existe tel que je suis, cela suffit...

Je laisse parler... la nature sans frein avec l'énergie originelle.

Chaque partie de son corps est divine, puisque créée par Dieu. Le sexe surtout est sacré, et il faut en parler sans fausse pudeur.

Le sexe contient tout, corps, âmes.

A travers moi les voix interdites,

Voix des sexes et concupiscence, voix couvertes et que je découvre.

Voix indécentes, par moi clarifiées et transfigurées...

La copulation n'est pas plus grossière à mes yeux que la mort.

Je crois en la chair et ses appétits.

Voir, entendre, toucher sont miracles et chaque partie et bout de moi-même est un miracle.

Envers et endroit, je suis divin et je sanctifie tout ce que je touche ou par quoi je suis touché...

La senteur de ces aisselles est arôme plus fin que la prière...

Si je rends un culte à une chose plus qu'à une autre...

Saillies ombrées et séant, ce sera vous

Rigide coutre masculin, ce sera toi,

Toi ruisseau laiteux, pâle traite de ma vie.

Il s'émerveille de la complexité de son corps qui résume tout le mystère de la création ; il n'y a en effet point de hiérarchie dans celle-ci :

Je crois qu'une feuille d'herbe n'est pas moindre que la journée des étoiles...

Et la plus mince jointure de ma main bafoue toute la mécanique.

L'existence de son corps suffit à lui apporter un bonheur animal et physique :

Exister et rien autre chose, cela suffit,

Respirer suffit,

Joie, joie, joie partout.

2° Thème de l'altruisme

Cet amour du soi n'est pas de l'égocentrisme. Whitman ne veut pas se perdre dans la contemplation de son nombril. Bien au contraire, son moi lui sert de base pour s'identifier aux autres hommes.

Car chaque atome qui m'appartient quasiment t'appartient

Je suis vaste, je contiens des multitudes.

Le poète étend sa propre personnalité à celle des autres, qu'il assimile sans effort.

Je suis de toutes les nuances et de toutes les castes, de tous les rangs et de toutes les religions.

Paysan, ouvrier, artiste, homme comme il faut, marin, quaker,

Détenu, aventurier, costaud, fripouille, avocat, médecin, prêtre.

Whitman éprouve une sympathie (au sens étymologique du terme : souffrir avec) pour tous les hommes. Il fait siennes leurs souffrances ; son attitude lors de la Guerre de Sécession fut admirable ; il fut une sorte d'aumônier laïque, le « panseur de plaies » physiques et morales.

3° Thème de l'amour du peuple et des travailleurs

L'altruisme de Whitman se porte tout naturellement sur les gens du peuple, sur les travailleurs rudes et sains et non sur la bourgeoisie hypocrite et tarée :

L'ouvrier jeune est le plus proche de moi, il me connaît à merveille...

Sur les vaisseaux qui naviguent mes paroles naviguent, je m'en vais avec les pécheurs et les marins et les chéris...

Ma face droite contre la face du chasseur lorsqu'il est couché seul dans sa couverture.

4° Thème de l'amour des garçons

Ce thème, avoué, mais toujours chaste, recouvre tous les autres thèmes qu'il explique en grande partie.

Dans le « Chant de moi-même » on peut lire :

Lorsque le camarade de lit affectueux et caressant, qui a dormi à mon côté toute la nuit, s'éloigne à pas furtifs à la pointe du jour...

Tout ceci est troublant, mais finalement Whitman n'a pas osé aller jusqu'au bout et affirmer ouvertement ses goûts sexuels :

Je n'ose pas divulguer cela, même dans ces chants...

Homme ou femme, j'aurais envie de vous dire comment je vous aime, mais je ne le puis ;

J'aurais envie de dire quelle ardeur de désir me gonfle, ce battement qui emplit mes nuits et mes jours.

5e Thème de la république des camarades

Ce thème est la conséquence de l'amour des garçons, dont le poète a considérablement élargi les limites.

Tous ces beaux mâles chantés par le poète ne doivent pas en effet rester isolés les uns des autres. Ils doivent s'unir pour former la « république des camarades ». Whitman exalte ce sentiment profond, la camaraderie, qui doit lier les hommes, faire disparaître les incompréhensions et les haines, et éviter enfin les guerres meurtrières toujours inutiles.

Je veux que les cités deviennent inséparables

Grâce à l'amour des camarades,

A l'amour viril des camarades.

6° Thème de la démocratie et de la liberté

Whitman est alors tout à fait représentatif de son époque, où les Etats-Unis, défrichés par de vigoureux pionniers, s'étendent vers l'Ouest et prennent leur prodigieux essor :

Un monde nouveau, primitif, a surgi avec des perspectives de gloire incessante et multipliée,

Je chante un culte nouveau.

Une race pullulante et active s'installe et s'organise partout,

Je le dédie à vous, capitaines, navigateurs, explorateurs,

A vous ingénieurs, à vous constructeurs de machines.

7° Thème de la nature

Nous sommes partis tout à l'heure du culte du moi et nous sommes arrivés à celui de la Démocratie, en passant par l'amour d'autrui et la république des camarades.

Nous revenons maintenant au thème originel de Whitman, pour aboutir encore plus haut.

Pour le poète les joies du corps sont avant tout celles de la Nature, qui est à l'origine de sa force. Il faut donc souvent s'y retremper. Il faut partir sur la route, au grand air, avec, de préférence, un fidèle camarade, marcher, se baigner :

A pied et le cœur léger, je prends la grand-route,

Bien portant, libre, le monde devant moi,

Le long chemin brun devant moi conduisant partout où je veux...

Il faut que nous fassions un tour ensemble, je me dévêts,

emporte-moi vite et que je perde de vue la terre...

Whitman nous affirme que « toutes choses de l'univers sont absolus miracles », même les plus humbles. Le titre général de son œuvre est, ne l'oublions pas, Feuilles d'Herbe, et il nous dit :

Je crois qu'une feuille d'herbe n'est pas moindre que la journée des étoiles.

Arcadie n°70, René Soral (pseudo de René Larose), octobre 1959 (extrait de l'article)


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Enquête homosexualité littérature Les Marges 1926

Publié le par Jean-Yves Alt

Le 15 mars 1926, la revue Les Marges publiait les réponses que lui avaient fait parvenir trente-six écrivains à qui les questions suivantes avaient été posées :

1° Avez-vous remarqué que la préoccupation homosexuelle se soit développée en littérature depuis la guerre ? A quelles causes attribueriez-vous le développement de cette préoccupation ?

Pensez-vous que la présentation, dans le roman, dans la poésie ou au théâtre, de personnages invertis puisse avoir une influence sur les mœurs ? Est-elle nuisible à l'art ?

Si vous croyez qu'on doive combattre cette tendance, par quels moyens ? Si vous croyez qu'on doive la tolérer, pour quelles raisons ?

Que pensaient donc de nos congénères les beaux esprits en 1926 ?

Encore qu'il soit difficile d'établir des catégories nettement tranchées, les trente-six écrivains consultés peuvent être ainsi catalogués :

— Neuf d'entre eux nous sont favorables à des degrés divers ;

— Quatorze nous sont défavorables à des degrés divers ;

— Sept ont fait des réponses très nuancées, dont il est permis de penser que le côté sévère n'avait d'autre but que de compenser, en cette époque de rigorisme, le libéralisme exprimé d'autre part ;

— Six se sont pratiquement dérobés, mais trois d'entre eux conseillent la tolérance.

Réponses favorables :

Ernest Tisserand : « Ne nous frappons pas : la littérature n'a aucune influence sur les mœurs de la masse. Elle n'a, au surplus, aucune raison de s'interdire la connaissance d'aucun vice, si douloureux qu'il soit. »

Thomas Raucat : « Les hommes de lettres ne sont pas plus invertis que la moyenne des autres corps de métier. La littérature homosexuelle ne m'indigne pas ; au contraire, elle m'amuse. D'ailleurs je ne crois nullement que ce mode littéraire puisse influer sur les mœurs. »

Michel Puy : « Je ne vois pas pourquoi l'homosexualité serait bannie de la littérature. Si l'on éliminait du roman l'anormal et l'irrationnel, ce serait un genre bien vite épuisé. Au surplus, le meilleur moyen de mettre les jeunes gens en garde contre les dangers de la vie est de leur apprendre à les connaître. »

J. H. Rosny ainé : « Je n'ai pas l'impression qu'en matière de littérature homosexuelle la mesure soit comble, comme s'en plaignent certains. D'autre part, je ne vois pas comment cela pourrait nuire à l'art. Enfin, combattre cette tendance serait un vain effort ; pour ceux qui n'aiment pas ça et que cela ennuie, l'indifférence serait le meilleur remède. »

Pierre Bonardi : « Chacun fait de sa vie ce qu'il veut en faire. » (Je signale que Pierre Bonardi a écrit Héliogabale en collaboration avec Maurice Duplay, l'auteur d’Adonis bar)

Henri Bachelin : « Où est la norme ? Où est la règle ? Il n'y a que le talent qui compte. »

Jacques Dyssord : « La femme qui se donne des allures masculines est loin de nous déplaire : n'y aurait-il donc pas chez nous un penchant qui s'ignore ? »

Rachilde : « Il n'y a pas d'hommes vertueux : l'occasion fait le larron. Je ne connais pas d'homme vraiment sincère qui ne puisse avouer au moins un essai. » (Je signale que Rachilde est l'auteur de Monsieur Vénus, Madame Adonis, Les hors nature, Les voluptés imprévues, La mort d'Antinoüs, Les vendanges de Sodome et, en collaboration avec André David, Le prisonnier.)

Octave Uzanne : « Les mœurs demeurent les mêmes à travers les âges : l'humanité est immuable ; seule l'hypocrisie est plus ou moins perfectionnée. Baudelaire avait raison de dire que la nature n'a mis aucun obstacle formel à l'accomplissement de certains accouplements que l'humanité, aussi bien que l'animalité, ont toujours pratiqués selon les opportunités. Pourquoi donc parler de mœurs contre nature, antiphysiques, anormales ? Là où il y a possibilités physiologiques d'adaptation et des conséquences nulles et aucunement nocives, peut-il y avoir criminalité ou offense aux lois naturelles? C'est question de vie privée, de goûts, d'impulsion (Baudelaire dixit). »

Réponses défavorables :

Ambroise Vollard : « Je suis catholique et saint Paul a dit « Que ce mot ne soit jamais prononcé parmi nous. »

Tristan Derème : « Je ne m'occupe point d'eux : telle est ma loi. »

Léon Deffoux : « Cette race doit s'éteindre d'elle-même. »

Henri Barbusse : « L'homosexualité est un signe de décadence. »

Guy Lavaud : « La mesure est comble. »

Henriette Charasson : « Il s'agit d'un vice, d'une tare, d'une corruption qui ne peut que dégoûter. »

Henri Pourrat : « L'homosexualité fait penser au soulier dans la soupe. »

Lucien Fabre : « Je demeure toujours surpris que l'on tolère, sans dégoût, la littérature et la présence des invertis. »

Louis Martin-Chauffier : « C'est le vice le plus odieux, contre nature. La littérature homosexuelle doit périr assez vite, parce qu'elle est ennuyeuse et monotone. »

Louis Forest : « Qu'une étroite surveillance des homosexuels soit exercée par la police de l'Etat et par celle des particuliers. »

Charles-Henri Hirsch : « L'homosexualité est une dégoûtante aberration, que médecine et législateurs devraient neutraliser : la maison de santé pour les irresponsables, la prison pour les entraîneurs conscients. »

Camille Mauclair : « Imaginez-vous ce que sont exactement les pratiques sexuelles entre deux hommes et essayez de ne pas vomir. Le public est indulgent aux ébats lesbiens, parce que deux femmes s'y livrant ne sont pas laides, alors que l'opération analogue pratiquée par deux hommes est grotesque et sale. J'avoue préférer encore la littérature pornographique à celle des homosexuels. »

Georges Maurevert : « Le jour où une saine et brave française chassera d'un salon, en lui mettant la main sur la figure, une gousse par trop voyante ou une tapette ostentatrice, les mœurs changeront du coup. »

Charles Derennes : « Tout livre où il est question d'homosexualité est par moi immédiatement détruit. Dans la vie, je m'écarte des hommes et des femmes qui se prétendent homosexuels : aucune raison de tolérer les pédérastes et les lesbiennes. Le fouet et le hard-labour ! La ferme aux "petites coquines", la ferme par la bouche, le derrière et la plume ! »

Réponses nuancées :

Léon Werth : « Ce que je n'aime pas, c'est le genre "tante". Mais je ne méprise pas les pédérastes : je ne juge pas les mœurs qui me sont étrangères ; j'accepte même qu'un écrivain montre les émotions et les sentiments d'un amour homosexuel. »

Jean de Gourmont : D'une part : « Il y a une sorte de constante physiologique à tous les âges, il y eut des homosexuels ; mais selon la liberté ou l'hypocrisie des mœurs du moment, ils se sont ou camouflés ou exhibés. En réalité, ils sont d'autant plus libres qu'ils sont physiologiquement irresponsables (question de glandes à sécrétion interne, etc.). » D'autre part : « Les homosexuels s'enorgueillissent de leur aberration sexuelle et s'en décorent comme d'une "rosette" ! Ce qui est inacceptable, c'est que ces diminués, ces aberrés tentent d'établir une morale supérieure sur leur infériorité physiologique. Mais souvent, leur dégoût d'eux-mêmes les pousse au suicide. »

Pierre Dominique : D'une part : « Les vrais homosexuels sont ceux qui ont conservé leur bisexualité originelle ; il n'y a point là un amoralisme, mais un état physique qui au surplus n'est même pas du ressort de la thérapeutique. Quant à ceux qui deviennent homosexuels par curiosité, ils ne le demeurent pas ou ne le sont pas exclusivement. Aujourd'hui il y a, en littérature, franchise plus grande, liberté plus grande. » D'autre part : « Les homosexuels font un prosélytisme acharné. En littérature, il y aura de plus en plus de personnages invertis, qui auront une influence sur les mœurs en accélérant le curieux mouvement de retour à la barbarie dont notre civilisation est animée. »

François Mauriac : « La littérature homosexuelle ne peut incliner à l'inversion ceux qui n'en ont pas le goût, car ce vice inspire trop d'horreur aux hommes normaux. Ce que saint Paul appelle « des passions d'ignominie », les condamnerons-nous au nom de la Nature ? En réalité, tout est dans la nature, mais la nature étant déchue, tout n'y est pas selon Dieu. Dans notre société païenne, nous n'avons ni à tolérer, ni à condamner les invertis ; nous ne saurions, en ces matières, admettre la compétence d'aucun autre tribunal que la Sainte Inquisition. » (Je rappelle que François Mauriac a écrit Les chemins de la mer, Le jeune homme, Destins, L'agneau.)

Joseph Jolinon : D'une part : « Les invertis naturels ou occasionnels (qui ne le fut un jour ?) se rencontrent partout et présentent parfois des cas passionnants, utiles. » D'autre part : « Pour combattre pareille tendance, il suffirait d'en charger les flagellants du curé de Bonbon ou de confier ces clients-là aux bons soins d'un jeune gorille. »

Drieu la Rochelle : D'une part : « Le ressort dramatique de toutes leurs confessions masquées, c'est de montrer l'horreur de leur condition sociale de non-conformistes. Tout le mal vient, pour eux comme pour nous, du monotone et mesquin papotage qu'on fait autour de leurs habitudes et qui fait que les meilleurs d'entre eux finissent par perdre la tête. L'homosexualité n'est qu'un des aspects de la vaste difficulté sexuelle qui atteint plus ou moins tous les hommes et toutes les femmes d'aujourd'hui. Il y a des normaux qui sont plus invertis que bien des anormaux. » D'autre part : « Je me plains du mensonge intellectuel, entièrement inutile, qui se perpétue autour de l'expression de leur sensibilité. Certains ont un ridicule grandiose qui vient se superposer à une sournoiserie dégoûtante. »

Gérard Bauer : D'une part : « Les homosexuels sont inquiets et susceptibles, ce qui est l'état habituel des persécutés. Depuis des siècles – depuis le catholicisme – le sentiment commun est hostile aux homosexuels et leur a marqué cette hostilité jusqu'à la violence. » D'autre part : « Mais aujourd'hui ils ont pris de l'assurance et le ton d'un prosélytisme audacieux. En littérature, le pédéraste lyrique est menacé promptement d'être ridicule ou odieux ; il le sent et ne s'exprime qu'avec retenue : cette anomalie porte donc en soi sa limite artistique. Nous touchons déjà à la satiété ; dans deux ans il sera impossible d'écrire un roman de tendances homosexuelles sans que le public en soit dégoûté. L'inversion est une névrose qui peut être considérée comme une des caractéristiques de notre époque. »

Dérobades :

Sur un ton civil et parfois avec humour, La Fouchardière, Edouard Dujardin et Albert Flament s'arrangent de façon à escamoter totalement la question.

André Billy, Jean Cassou et Clément Vautel agissent de même, mais en faisant quelques aimables concessions. Le premier reconnaît : « Il convient de laisser les gens écrire ce qui leur plait. » Le deuxième : « Il n'existe pas plus une vérité physique qu'une vérité morale et toute une gamme de sentiments peut être étudiée entre ceux qui marquent nettement l'homme et la femme. » Le troisième enfin : « Ne faisons pas de procès de tendance. »

Je précise que presque toutes les réponses se sont référées à Proust et à Gide, ce qui était tout naturel en 1926 ; il s'en suit que le problème, tel qu'il a été entrevu, est aujourd'hui largement dépassé et n'a plus guère qu'un intérêt historique.

Je dois signaler également que plusieurs écrivains opposés à l'homosexualité ajoutent ce commentaire, qui me semble tout à fait véridique : « J'aime la femme ; le cas des homosexuels ne m'intéresse donc pas. » Je crois, en effet, que beaucoup d'hommes ont des préjugés sur l'inversion sexuelle, tout simplement parce qu'ils n'ont aucun goût à étudier un problème qui n'est pas le leur.

Cet article est extrait de la revue Arcadie n°91/92 (juillet/août 1961) sous le titre : Un intéressant retour en arrière par Raymond Leduc, pp. 412/417


Revue Les Marges 1926 – éditions Question de genre/GKC

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