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Sur Noël par Thomas Hardy et les personnages de Linda Newbery

Publié le par Jean-Yves Alt

— J'ai lu ça dans le Times l'année dernière, avant de te connaître, lui avait dit Alex. Je crois que tu vas aimer.

Le poème, intitulé The Oxen, « Les Bœufs », était de la plume du romancier Thomas Hardy :

Veillée de Noël, minuit à l'horloge. « Ils sont tous à genoux maintenant », Dit un ancien, parlant à notre bande blottie Près de l'âtre où rougeoient les braises. Et nous d'imaginer ces humbles, ces douces créatures Chez elles, dans leur enclos de paille, Personne ne doutant Qu'à genoux, en cette minute, elles le fussent en effet. Rares sont ceux, de nos jours, qui broderaient De pareilles fantaisies ! Pourtant, Si quelqu'un me disait la nuit de Noël: « Viens là-bas à la grange voir les bœufs à genoux Dans la vallée perdue De notre enfance », Je l'accompagnerais dans l'obscurité En songeant : « Pourvu que ce soit vrai. »

La première fois qu'il avait déplié ce billet, sachant qu'Alex l'observait dans l'attente de sa réaction, Edmund avait lu le poème trois fois : pour lui-même, pour Alex, pour l'Alex qui avait souhaité le lui faire partager. Il essaya de ne pas s'attarder sur un léger pincement d'amertume : si Alex lui donnait le poème de Hardy, c'était pour lui montrer ce qu'était le vrai travail d'un poète, pour pointer l'insuffisance de ses propres vers.

— Oui, c'est très beau, approuva-t-il. Pourquoi l'aimes-tu à ce point ?

Ils étaient à la popote des tranchées, appuyés au parapet dans l'aube grise et froide. Quelque part, or, faisait frire du bacon.

— Parce que Thomas Hardy, c'est évident, a sur Dieu la même opinion que moi.

Alex se frappait les côtes pour ne pas perdre sa chaleur.

— Il ne peut pas croire vraiment en lui, mais il accepterait de bon cœur une preuve si elle se présentait. Tu sais quoi ? La première fois que j'ai lu ces lignes, j'en avais des frissons dans le dos.

Edmund le regardait.

— Des frissons de peur ?

— Non. D'envie.

— Tu as envie de croire, comme lui ? Qu'en dirait Karl Marx ?

— Ça, c'était la première fois que j'ai lu le poème. Plus maintenant. Rares sont ceux, de nos jours, qui broderaient / De pareilles fantaisies ! Thomas Hardy voulait sûrement parler de tout ça... – Alex remua sa main gantée en direction du no man's land : ... aussi bien que des progrès en matière de connaissance scientifique. À cause de la guerre, croire est devenu impossible, même pour ceux qui croyaient avant. Il n'y a pas de Dieu. Il n'y a que des hommes, et ce qu'ils se font les uns aux autres.

— Sauf quand tu tombes à minuit sur des bœufs à genoux dans une étable. On devrait peut-être essayer de les voir cette nuit. Ça te convaincrait ?

Nativite Campin boeuf

Robert Campin - Nativité (détail)- vers 1425 (Musée Beaux Arts, Dijon)

— Au front, la pause de Noël, on ne sait pas ce que c'est. Malheureusement.

— D'accord, mais si...

— Si on trouvait une étable, et s'il y avait là des bœufs agenouillés dans la paille ? Non. Ça ne me convaincrait pas. Je me dirais qu'ils ruminent, voilà tout. C'est un conte de fées, comme le suggère Hardy. Un joli conte, mais un conte. Il me faudrait d'autres preuves que celle-là.

in « Graveney Hall », Linda Newbery, traduit de l'anglais par Joseph Antoine, Le Livre de Poche, janvier 2014, ISBN : 978-2253178088, pp. 252-255

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