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Lettre à l'enfant du rêve dans le roman de Marcel Guersant, « Jean-Paul »

Publié le par Jean-Yves Alt

Jean-Paul Chargnier, à la veille de mourir, décide d'écrire à Philippe, cet adolescent dont il fut épris, celui qu'il nommait « enfant du rêve », pour le conjurer d'envisager une autre vie… Il ne l'enverra pas estimant Philippe non prêt à la recevoir ni à la comprendre.

Mon cher Philippe,

Je crois que je vais mourir bientôt, et c'est très bien ainsi. Comme nous en avons convenu au mois de juin, ne cherche pas à me revoir. Je veux te dire, avant de m'en aller, deux choses également importantes et que mon expérience ainsi que mon extrême affection pour toi m'autorisent à te dire, plus que personne.

D'abord, ne continue pas à, demander à la vie les joies du coeur et du corps, selon l'inclination qui a été la nôtre. Tu es encore jeune et les habitudes n'ont pas encore été assez répétées pour créer en toi de véritables impuissances à être normal ; ton corps n'est pas encore exclusif ; garde-lui sa disponibilité. Si tu persévérais dans la voie où tu es engagé, laisse-moi te dire que tu serais bien vite un malheureux, comme je l'ai été moi-même, c'est-à-dire au delà de tout ce qui se peut imaginer tant que l'on n'y est pas soi-même passé. Ne cherche pas le plaisir, seul ou avec d'autres garçons. Il n'y a que des poisons mortifiants à recueillir. Fais, en souvenir de moi, si tu le veux, l'effort de volonté de te contenir quand tu es seul et de te refuser à autrui. Crois-moi, surtout crois-moi : humainement parlant, tu seras moins malheureux à vivre dans le désert qu'à subir des contacts pourrisseurs.

Et puis, je voudrais que tu profites de ton année de philo pour te mettre à penser aux problèmes sérieux de l'existence : Dieu, la destinée, la mort, l'après-mort, la morale, la liberté, la responsabilité, l'instauration de soi-même. Au nom de notre affection qui aurait pu être très belle et très profonde, je crois, si nous ne l'avions tout de suite gâchée par le péché, je te demande d'aller voir le Père Mermillod. Il habite rue de Sèvres, n°..., tout près des Missions étrangères. Il te connaît déjà parce que je lui ai parlé de toi. Il t'aidera comme un père, et un peu en mon nom. C'est un type formidable. C'est à lui que je dois tout. Tu pourras tout lui dire de toi. Seul, tu seras incapable de te prendre en main; avec lui, je t'assure que tu le pourras et que la vie, même austère, aura du goût et vaudra d'être vécue. Fais-le, afin que je m'en aille complètement en paix sur ton compte. Ton avenir me trouble.

Je ne vois pas autre chose à te dire. Si mes souffrances et celles de ma mort peuvent te servir à quelque chose, elles sont offertes dans cette intention, pour réparer s'il est possible le mal que je t'ai fait et pour t'ouvrir la voie où je voudrais te voir me suivre. Voilà. Je t'embrasse, mon cher petit enfant, bien tendrement. C'est vrai : bien tendrement et très purement, cette fois.

[Jean-Paul]

■ in Jean-Paul, roman de Marcel Guersant, Editions de Minuit, 1953, pages 514-515

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