Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le drame de la sexualité par Marcela Iacub et Patrice Maniglier

Publié le par Jean-Yves Alt

Il y a un paradoxe de l'Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Le premier tome, La Volonté de savoir, est de tous les livres de Foucault celui qui a sans doute produit le plus de gloses savantes.

On ne compte plus les commentaires plus ou moins scolastiques sur la « théorie » du « pouvoir » qu'il présente comme solidaire de son histoire de la sexualité, opposant d'un côté un modèle « juridique » fondé sur le partage du permis et de l'interdit, hanté par la question traditionnelle de la philosophie politique - qui est fondé à occuper la place du Souverain, c'est-à- dire de celui qui, en dernière instance, dit la Loi à laquelle tous doivent obéir ? -, et de l'autre un modèle « technologique », marchant lui à la norme plutôt qu'à la loi, créant des manières de vivre et d'agir faites de stratégies instables plutôt que de la lutte séculaire entre les contraintes collectives et les aspirations naturelles. Or, alors que certains, bien loin des misérables enjeux de notre vie sexuelle, croient trouver dans cette critique d'une philosophie politique centrée autour du droit une clef pour un mouvement altermondialiste capable de résister à l'Empire et à ses artifices juridiques (cf. Michael Hardt et Antonio Negri), il se trouve qu'à l'époque même où Foucault écrit La Volonté de savoir, à la fin des années soixante-dix, débute un processus que nous voyons se poursuivre aujourd'hui et par lequel, pour la première fois peut-être dans l'histoire occidentale, le sexe comme tel entre dans la loi, le code pénal se réécrit pour faire du sexe, sous ce nom, le titre d'un de ses plus redoutables chapitres.

Est-ce à dire que Foucault, lui qui se voulait le grand clinicien de son temps, historien du présent et rien de plus, serait passé, précisément, à côté de son actualité ? Ce serait aller un peu vite en besogne.

On sait combien fut intense, en « ces années-là », l'illusion que la « répression » de la sexualité était en train de céder devant les audaces des générations nouvelles. Il est vrai que la vieille morale matrimoniale, qui séparait les activités sexuelles licites, dans le mariage, et les illicites, en dehors du mariage, s'effondrait, donnant le sentiment qu'après trois siècles de violence et d'autoritarisme, enfin, on assistait à une véritable « révolution sexuelle ». Révolution qui, selon certains en annonça une autre, totale, définitive, qui mettrait fin à toutes les formes d'oppression, tant on liait la répression du sexe à rien de moins que l'exploitation capitaliste.

C'est contre cette hypothèse répressive et son corollaire, celle de la libération du sexe, que Michel Foucault écrivit ce premier volume de L’Histoire de la sexualité. C'était cette dramatisation du sexe, cette conviction que dans notre sexualité se jouerait l'intégralité de notre destin, que le sexe aurait une puissance d'autant plus radicale qu'elle est plus secrète, c'était la « question sexuelle » elle-même que Foucault voulut mettre en question. Il s'efforça de montrer que depuis la fin du XVIIIe siècle, les activités sexuelles avaient fait l'objet d'un pouvoir qui, loin de refouler et d'exclure, fonctionnait à l'injonction de savoir, constituant la « sexualité » comme un dispositif de production de discours, de vérités, de plaisirs prolifique et polymorphe. Point de répression donc, mais au contraire prolifération et maximisation. Les libérateurs du sexe, avec leur volonté de montrer, de dévoiler, de déployer toute la puissance du sexe, loin de nous faire échapper à ce monde honni, ne feraient en somme que le prolonger.

Leur erreur, selon Foucault, viendrait de ce qu'ils penseraient selon un modèle juridique du pouvoir, un modèle qui fonctionne à partir d'un interdit de dire, de faire, de voir, de savoir, un modèle qui agit par élimination, condamnation au néant. Ils n'auraient pas remarqué que ce modèle n'était en quelque sorte propre qu'au dispositif de l'alliance et non plus à celui de la sexualité qui se développe à partir du XVIIe siècle – à partir du premier, mais en le dépassant. C'était le mariage qui avait imposé cette forme binaire de l'autorisé et de l'interdit pour régler les comportements sexuels. La sexualité, elle, aurait échappé dès son commencement au modèle juridique du pouvoir, car elle aurait été tout autre chose que l'ensemble des contraintes matrimoniales. Mais que se passe-t-il si les règles de l'alliance perdent la vieille fonction qu'elles avaient conservée malgré tout jusqu'à la fin des années soixante, celle qui consiste à régler la transmission des noms et des biens, l'établissement des liens de filiation, le droit d'entrer ou non dans une famille ? Que se passe-t-il si, comme c'est désormais le cas, le statut matrimonial des parents n'a plus aucune incidence sur la filiation des enfants, seuls comptant les rapports sexuels réels qui ont été à l'origine de la fécondation ? Le dispositif de sexualité, se substituant à celui de l'alliance, n'entrerait-il pas de nouveau dans la logique de la loi, de l'autorisé et de l'interdit, comme avant sa naissance ? Ne peut-on penser que ces catégories mêmes de Foucault nous donnent une piste pour comprendre comment on est passé de cet évangile de la libération sexuelle à l'arsenal juridique le plus répressif que l'histoire ait connu ?

On peut se rendre compte, en lisant notamment les entretiens postérieurs à la publication de La Volonté de savoir, recueillis dans les Dits et écrits, que Foucault avait vu que quelque chose de singulier, qui ne cadrait pas parfaitement avec son hypothèse et sa manière de poser les problèmes, était en train de se passer à l'occasion de l'inscription du sexe dans la loi pénale. Il avait vu qu'un mouvement, inverse à celui de la « libération » qu'il supposait, était en train de voir le jour. À l'occasion d'un débat sur les propositions féministes pour une nouvelle législation sur le viol, il disait :

« La sexualité ne sera plus une conduite avec certaines interdictions précises ; mais la sexualité, ça va devenir une espèce de danger qui rôde, une sorte de fantôme omniprésent, fantôme qui va se jouer entre hommes et femmes, entre enfants et adultes, et éventuellement entre adultes entre eux, etc. La sexualité va devenir cette menace dans toutes les relations sociales, dans tous les rapports d'âge, dans tous les rapports d'individus. C'est là sur cette ombre, sur ce fantôme, sur cette peur que le pouvoir essaiera d'avoir prise par une législation apparemment généreuse et en tout cas générale ; et grâce à une série d'interventions ponctuelles qui seront celles, vraisemblablement, des institutions judiciaires appuyées sur les institutions médicales. Et on aura là tout un nouveau régime de contrôle de la sexualité [...] pour apparaître sous la forme d'un danger, et d'un danger universel, c'est là un changement considérable. Je dirais que c'est là le danger » [La Loi de la pudeur, 1979]

Ces propos ont un caractère étonnamment prophétique. N'est-ce pas en effet au nom des dangers du sexe, des menaces pour la santé mentale contenues dans des gestes équivoques, du caractère nécessairement traumatique des violences sexuelles, de l'idée qu'on y perdrait jusqu'au goût de vivre, qu'on justifie la création insatiable de nouveaux délits sexuels, qu'on rêve d'interdire la pornographie, qu'on ne cesse d'augmenter les peines au point qu'aujourd'hui le viol est plus puni que le meurtre, et qu'on a fini par consacrer plus du quart des prisons françaises à l'enfermement des « criminels sexuels » ?

Mais surtout, Foucault devine que la loi pénale va emprunter les techniques mêmes du « dispositif de sexualité ». Elle ne va pas seulement interdire et réprimer, traiter comme coupable et punir, ceux qu'elle désignera comme des délinquants sexuels, mais aussi prétendre les guérir par la peine elle-même. Mieux, elle va demander à des psychologues de certifier, en interprétant par exemple les dessins des enfants, l'existence même du crime. Il sent que la loi perdra son caractère général et impératif pour se confondre avec des « interventions ponctuelles et qu'incapable de formuler des critères clairs d'une infraction sexuelle, elle s'en remettra finalement, dans un domaine censé être à l'abri de l'arbitraire, à l'interprétation des juges appuyée par les conclusions d'experts psychiatriques plus ou moins fanatisés. C'est dans les prétoires que se satisfait désormais la volonté de savoir.

Il est dommage que Foucault n'ait pas écrit son livre cinq ou six ans plus tard. Il n'aurait sans doute pas perdu son temps à critiquer de pauvres gens qui se contentaient de promettre, comme il l'a dit avec ironie, de la jouissance à tout le monde. Il aurait peut-être été plus attentif aux formules de Reich, mais aussi de Freud et de Deleuze et Guattari, qui parlaient non pas de la répression du désir, mais bien du désir de la répression.

Car nombreux sont ceux qui semblent avoir trouvé un territoire de jouissance tout autre que la curiosité autour des choses du sexe, qui jouissent de la sanction et avec la sanction. Mais surtout, il ne se serait sans doute pas contenté de cette litanie avec laquelle on s'enivre aujourd'hui, répétant que le pouvoir est partout, dans les gestes, dans les regards, dans les pratiques, quand un pouvoir bien visible, bien armé, bien localisé, ne cesse d'étendre son emprise à force de lois, de tribunaux et de peines. Il aurait en somme compris que le problème n'est pas d'opposer un modèle juridique du pouvoir à un autre, mais de montrer comment l'inscription du sexe dans la loi change les procédés mêmes du droit, certainement pour le pire. Danger du sexe, en effet.

Le Magazine Littéraire n°435 , Marcela IACUB (juriste) et Patrice MANIGLIER (philosophe), pages 57/58/59, Octobre 2004

Commenter cet article