Michel Foucault et l'archéologie des plaisirs
En 1976, Michel Foucault faisait paraître un court volume "La Volonté de savoir" (1) qui s'annonçait comme le premier tome d'une histoire de la sexualité, à venir. Introduction extrêmement brillante et paradoxale, où le philosophe prenait le contre-pied des thèmes à la mode sur la libération sexuelle.
Au rebours du prêchi-prêcha soixante-huitard sur le sexe réprimé, objet d'une conspiration du silence et de l'obscurantisme, Foucault affirmait allègrement que la sexualité depuis le XIXe siècle au moins était le centre de discours permanents, l'objet de sollicitations constantes et multiformes d'informations, de confidences, de conseils ; bref, toute une industrie langagière, infiniment bavarde et rusée, s'employait, selon lui, à faire parler sur ce sujet soi-disant tabou.
L'invention la plus étonnante de cette stratégie n'étant-elle pas l'institution psychanalytique où l'individu paie un tiers invisible et muet pour parler de son sexe et en connaître la vérité ?
Le livre refermé sur cette dénonciation de « l'austère monarchie du sexe » (« Ne pas croire qu'en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir : on suit au contraire le fil du dispositif général de la sexualité. »), on pouvait lire au dos du livre l'annoncé très précis des autres tomes à paraître.
Michel Foucault est resté fidèle à lui-même, à sa méthodologie d'historien-philosophe telle qu'il l'a définie et mise en pratique dans l'Archéologie du savoir ou "Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère...". Remonter aux sources, au plus près des origines, décrire généalogiquement cet état naissant où les mots et les choses sont encore assez libres pour «jouer» à l'intérieur de discours non-figés.
« Contre le dispositif de sexualité, le point d'appui de la contre attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. » Ce programme, inscrit dans les dernières pages de la Volonté de savoir, commandait un détour, un retour vers la Grèce de Platon et la Rome de Sénèque. Non pour interroger les sujets, traquer leurs désirs, mais constater les comportements, en retrouver les codes, restituer les pratiques, avec les déliés des accommodements et les traits pleins des contradictions. Michel Foucault, qui n'était ni helléniste ni latiniste de profession, s'est donc donné le temps et la peine de se faire historien des textes de l'Antiquité grecque et romaine, mais dans le domaine particulier de la sexualité : l'Usage des plaisirs (tome 2), le Souci de soi (tome 3). Sans occulter le thème : l'amour des garçons.
Dire la sexualité sans Freud
Quelle reconnaissance, quel intérêt lui portait la société antique ? A quelle contradiction spécifique venait se heurter cet amour qui, à ces époques, n'était jamais disqualifié ou marqué négativement comme une faute contre-nature, mais ne s'embarrassait pas moins de dilemmes éthiques : comment un homme libre peut-il être le sujet passif d'un autre, sans devenir esclave ou cesser d'être homme ?
Michel Foucault a élaboré une généalogie de la morale sexuelle en posant l'importante question : Pourquoi les hommes ont-ils fait de la sexualité une expérience morale ?
A cette question fondamentale qui n'avait peut-être jamais été posée avec autant de lumineuse rigueur avant Foucault, les Anciens semblent avoir apporté une réponse bien ambiguë. Certes, rien, ni chez les Grecs ni chez les Romains, qui relève de la faute à expier, du péché à confesser. Ce sera pour plus tard. Mais, sous couvert d'une « stylisation » ou d'une « diététique » de la vie amoureuse (un style à maintenir, un régime à observer), les Anciens semblent privilégier l'abstinence sur les ébats, les rigueurs de l'hygiène sur les voluptés de l'hédonisme.
Cette histoire de la sexualité, même inachevée, représente encore aujourd'hui une tentative audacieuse et radicale pour penser et dire la sexualité sans recourir un seul instant, de près ou de loin, à l'œuvre de Freud ; sans jamais enliser, empoisser le Sujet dans son histoire. Michel Foucault, ou l'ultime leçon de liberté.
(1) ■ Histoire de la Sexualité de Michel Foucault, Tome 1, la Volonté de savoir, Gallimard, collection Tel, 1994 (réédition), ISBN : 2070740706
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