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Biribi de Georges Darien (1889)

Publié le par Jean-Yves Alt

Georges-Hippolyte Adrien, qui devait devenir l'écrivain marginal Georges Darien, s'est engagé adolescent au 13e escadron du Train quand il reçoit, pour manquement renouvelé à la discipline, un commandement qui l'atterre. Le voici, pour des fautes qu'il estime justement vénielles, dues à la chaleur de son sang et à son caractère imbu d'indépendance, envoyé dans les rangs de cette terrible Compagnie de Discipline de Gafsa, sur laquelle circulent d'épouvantables bruits et anecdotes.

Mais qu'est-il, ce Georges Adrien, tête dure et cœur sur la main ? Le fils, issu du milieu petit-bourgeois, d'un marchand de nouveautés de la rue du Bac. Pour connaître plus vite la liberté, dès ses études achevées au Lycée Charlemagne, il a choisi l'uniforme à 19 ans. Ainsi sera-t-il débarrassé de l'interminable service militaire d'alors.

Mais c'était, un peu trop, croire pouvoir dompter son naturel bouillant, qui le fait s'indigner devant toute injustice, toute humiliation infligée à autrui comme à lui. Quand il rentre chez lui, son «expérience» militaire achevée, le 16 mars 1886, il a connu cinq ans d'esclavage et d'opprobre et, dans cette Compagnie maudite, en plein désert, des heures de détresse qu'il n'oubliera plus.

C'est dans « Biribi » – ce classique à demi ignoré de la littérature – qu'Adrien-Darien va la raconter, cette expérience. Il veut dire très haut ce qu'il a subi, pour remuer l'opinion publique, faire savoir ce qu'endurent de jeunes hommes oubliés de tous, réduits à l'état d'animalité, au fond des sables et sous un soleil qui ne pardonne pas.

C'est un témoignage étonnamment efficace encore que ce réquisitoire haletant d'un garçon de 26 ans qui, avec une lucidité sans précédent, dit ce que lui ont valu son indépendance et, plus encore qu'une société égoïste, la lâcheté de certains hommes.

Pourquoi ce titre de « Biribi » ? C'est le nom coloré, celui d'un jeu, donné par ceux qui les éprouvèrent, en manière de plaisanterie, à ces géhennes qu'étaient les Compagnies de discipline. Auriant, le préfacier de Darien, explique : « Ce n'était pas au plaisir de la vengeance qu'il cédait, mais à un impérieux, à un irrésistible devoir de dévoiler non seulement à son pays, mais à l'univers horrifié les inimaginables atrocités qui se commettaient impunément là-bas, en Tunisie. »

Georges Darien ne cèle rien, sous le ciel torride, des corvées, de l'abrutissement d'une tâche aussi dure qu'absurde, de «la soumission du chien savant à la baguette» qui furent son lot, avec la misère physique, les jours et les nuits de désespoir. « Et si, écrit Darien, les malheureux poussent une plainte, si la souffrance leur arrache un cri, on leur met un bâillon, on leur passe dans la bouche un morceau de bois qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. » (chapitre XVI)

Ces hommes qui connaissent l'avilissement, sont jeunes pour la majorité. Leur sang est vif ; leurs sens sont exigeants. Leur ardeur de mâles sevrés, irritée, exacerbée par le croupissement, la promiscuité, les rêves fous, se déchaîne la nuit. Et là encore, Georges Darien n'hésite pas à dire la vérité :

« Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge qu'il m'est impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des passions sales. […] Ah ! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a surexcités ! Je voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été pris, trop de fois, de l'envie terrible de les tuer – ou de les aimer. Ce n'est plus eux que je vois, ce n'est plus leur physionomie que je regarde avec dédain ; ce sont des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j'épie fiévreusement – et que je découvre – sur leurs visages; ce sont des faces de passionnées et des profils d'amoureuses que je taille dans ces figures dont l'ignominie disparaît. Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie âpre qui me brise. » (chapitre XXVI)

Darien, pris par le besoin d'aveu, va plus loin :

« Oh ! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables journées où mon corps s'affaiblit peu à peu sous l'action de l'idée troublante ! Oh ! les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans sommeil où les extravagances du délire s'attachent brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure ! Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, où je pleure comme un enfant ; ces nuits pleines d'accès frénétiques, d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d'attentes insensées et d'anxiétés poignantes, où mon cœur cesse de battre tout à coup, ainsi qu'à un susurrement d'amour, au moindre bruissement du vent – où je me suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses !... Ah ! je ne veux point céder à la tentation ! » (chapitre XXVI)

Proie du rêve malsain, Darien va plus loin encore, dépeignant ce qui se passe entre les hommes de la Compagnie, dans des pages que son éditeur, Albert Savine, lui demanda de supprimer. Auriant les a rendues dans une nouvelle édition du livre parue en 1978 (10/18). Là, Darien, en tout réalisme et compréhension, parle des ménages d'hommes. Il insiste sur « les jalousies, les rivalités, les intrigues, toute la vie occulte d'une société infâme, toutes les petites atrocités qui viennent se greffer sur les grandes, qui enfoncent, pour la vie, dans le cerveau de l'homme qui a vécu là, le désir torturant et invincible de l'inavouable débauche ! »

■ Biribi de Georges Darien (1889), Editions Le Serpent à Plumes, collection Motifs, 2002, ISBN : 2842613716

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