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Les voleurs d'humanité par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

La plupart des délits d'expression, de la pornographie à l'homophobie, de l'apologie des crimes et délits à l'incitation à la haine raciale, se fondent sur le présupposé selon lequel certains messages seraient susceptibles de provoquer des comportements antisociaux. On les imagine non pas comme des expressions susceptibles de faire naître des désirs, des opinions, ou tout simplement l'indifférence, mais comme des ordres s'incrustant dans nos consciences dociles : «violez», «tuez», «frappez», «humiliez», «méprisez». Le fil d'une causalité rigide transformerait les images et les phrases en actes, comme par une sorte de pouvoir hypnotique. A ceux-ci l'on oppose d'autres types de messages, qui auraient, eux, un pouvoir édifiant, nous apprenant à devenir bons et moraux. C'est à des critères formulés presque en ces termes que le président du CSA, Dominique Baudis, conditionne la survie des émissions audiovisuelles adressées aux jeunes, ce dont certaines radios, comme Skyrock, ne cessent de faire les frais.

Lorsqu'on oppose aux avocats de la censure le fait que les gens ne sont pas des imbéciles, qu'ils peuvent juger par eux-mêmes des messages qu'ils reçoivent, ils avancent que tout le monde n'en est pas capable, que des esprits immatures et fragiles peuvent être dangereusement influencés et devenir des criminels. Il faut bien faire une hypothèse de ce genre, car sinon, on ne voit pas pourquoi ceux qui s'occupent de juger ces phrases et ces images ne seraient eux aussi victimes d'une suggestion secrète. Hélas ! L'histoire aussi bien que l'actualité la plus récente nous montrent combien il est difficile de prévoir à l'avance les effets des messages sur les idées et les comportements de ceux que l'on dénomme les esprits «fragiles» ou «trop influençables». Il y a bien des exemples de la manière dont ce type de personnes se sont appropriées d'une manière parfaitement inattendue du contenu de certains messages. Ainsi ceux qu'enseignent les religions les plus officielles et en apparence les plus pacifiques : le grand aliéniste Esquirol rapporte deux faits divers qui eurent lieu dans les années 1830 et dans lesquels l'influence des textes sacrés censés nous pousser à aimer nos prochains eut des conséquences catastrophiques. Dans le premier «une femme d'un caractère triste se reprochait quelques larcins faits à son mari ; elle se rend au sermon, son imagination s'exalte, et en rentrant chez elle, elle tue l'enfant qu'elle chérissait, pour en faire un ange». Dans le second, «un paysan prussien croit voir et entendre un ange qui lui ordonne, au nom de Dieu, d'immoler son fils unique sur un bûcher. Il donne ordre à son fils de l'aider à porter du bois dans un endroit désigné, et d'en faire un bûcher. Celui-ci obéit, son père l'étend sur le bûcher et l'immole». Mais aucun ange n'est venu sauver cet Isaac abandonné. Récemment, on a entendu d'autres faits divers dans lesquels des enfants ont été assassinés parce que leurs parents les soupçonnaient d'être possédés par le diable. Dans un sens presque contraire, si on en croit la déposition de Jean Paulhan au célèbre «procès de Sade» dans les années 50, une jeune femme, après la lecture de cet auteur si peu évangélique, décida, elle, de devenir bonne sœur. Et il arrive aussi que les esprits fragiles tirent de l'actualité toutes sortes d'inspirations. N'a-t-on pas vu une jeune femme inventer une fausse agression dans le RER pour avoir la gloire et l'amour que l'on réserve aux victimes réelles ? Ne peut-on voir aussi l'influence quelque peu inattendue des journaux télévisés sur quatre jeunes filles égarées dans l'incendie criminel qui a ôté la vie à 18 personnes il y a quelques semaines ?

Ces exemples, parmi tant d'autres, pourraient nous faire douter de l'efficacité d'une quelconque législation qui viserait à endiguer les comportements antisociaux ­ voire à nous rendre vertueux ­ en contrôlant les messages publics. Car le seul effet indubitable du pouvoir de faire taire est de restreindre la liberté des producteurs des messages. Le philosophe John Stuart Mill considérait les dangers de ces habitudes gouvernementales si considérables qu'il n'a pas hésité à les qualifier de «vol d'humanité». Car les opinions, disait-il, ne sont pas des possessions personnelles sans valeur pour les autres. S'il en était ainsi, il n'y aurait pas de problème à imposer à une minorité les opinions de la majorité. Mais, lorsqu'il s'agit de la liberté d'expression, le fait d'imposer silence à quelqu'un produit un tort plus grave aux majorités qu'à celui que l'on censure. Et non pas seulement à celles qui sont présentes mais aussi aux majorités futures. Car «si l'opinion est juste, on les prive de l'occasion d'échanger l'erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l'erreur». Réussirons-nous un jour à convaincre les pouvoirs publics de cesser de voler l'humanité ? Aurai-je la chance de voir ce jour ? Qui sait ? Entre-temps, un esprit égaré m'empêchera peut-être de promouvoir cette noble tâche en m'assassinant à la suite d'une lecture très personnelle du dernier Harry Potter.

Libération, Marcela Iacub, mardi 13 septembre 2005  

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