Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Plusieurs vies, Rachid O.

Publié le par Jean-Yves Alt

Rachid O. n'écrit pas en arabe, peut-être parce que le français reste pour lui un espace en friche, un domaine où il se sent libre d'être lui-même.

Dans « Plusieurs vies », l'auteur entretient avec le français un rapport charnel, sensuel. Son style recoupe souvent celui du français parlé comme si l'oralité était le lien avec la tradition de la littérature arabe classique dans laquelle il a présenté une thèse.

Son livre présente une parenté avec la poésie amoureuse arabe : il semble se confier, un peu comme s'il parlait dans l'intimité d'une chambre et à voix basse.

On retrouve aussi une certaine tendresse méditerranéenne, une sensibilité orientale qui sait parler du corps, de la sensualité, tout en refusant d'aseptiser ses personnages.

Rachid O. ne semble pas avoir mis en forme ses récits : son style reste avant tout spontané, les personnages apparaissent évidents, comme du béton brut.

« Je marchais dans la rue de la Gare, d'un magasin à l'autre, les vitrines me plaisaient beaucoup. Je voyais que les gens se posaient des questions sur mon attitude, le fait de les regarder trop, avec insistance. La seule personne qui m'a regardé que j'ai croisée, c'était un vieillard à l'état de clochard et qui est resté cloué, ne bougeant plus. Je lui ai souri. J'ai continué mon chemin, l'oubliant presque. Je regardais un magasin de montres et c'est là que j'entends une voix me parlant en anglais, c'était lui encore, c'était Paul, le vieux clochard qui me demande quelle montre me plaisait. Je lui ai montré du doigt : “Celle-ci.” Il parlait bien français, il m'a dit : “Je vous l'achète.” J'ai dit : “Non. Elle me plaît, je la trouve très belle, mais je ne veux pas. J'en ai une. Et puis, de toute façon, je ne crois pas que vous ayez suffisamment d'argent pour l'acheter.” Il avait un parapluie complètement déglingué et son sac Adidas dont la fermeture Éclair ne fermait pas. Ses godasses étaient dépareillées. Il avait une belle tête, des poches sous les yeux que j'aimais bien. Il me dit : “Tu es magnifique.” Les passants regardaient, comme si ç'avait été un événement. Et tout d'un coup j'avais l'impression que je leur ressemblais, à ces gens-là, au niveau des habits, puisque à côté de lui je me sentais très sophistiqué, riche. Ça m'énervait que les gens se retournent pour nous regarder. » (p. 83)

Plusieurs vies, Rachid O.

La tendresse et l'intransigeance de ses personnages et des situations qu'ils vivent interrogent plus profondément le fait identitaire.

Fait identitaire qui est lié à la visibilité car être arabe, ça se voit.

Cette réflexion identitaire est aussi paradoxale : si l'auteur ne doute pas un instant de son arabité, c'est son identité sexuelle qu'il met en question. Parler de son homosexualité d'une manière radicale est audacieux, pour une société marocaine empreinte de pudeur et d'interdits.

Il y a chez Rachid O. du François Augiéras, l'homosexuel tourmenté et l'éternel voyageur, l'artiste qui regardait le ciel et rencontrait l'Éternel au plus profond de son destin, parmi les sables du désert.

■ Plusieurs vies, Rachid O. (Abdellah Oubaid dit), Éditions Gallimard/L'Infini, 150 pages, 1996, ISBN : 9782070745036

Commenter cet article