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Jean Genet ou les fastes de l'érotisme par André du Dognon

Publié le par Jean-Yves Alt

L'érotisme est, pour chacun d'entre nous, un théâtre personnel dont il est, à la fois, le principal acteur, spectateur et metteur en scène. Chacun s'y donne rendez-vous avec, toujours, la même figuration, le même style et les mêmes accessoires. Le gardien de la paix, lui-même, je le sais, veut que sa maîtresse mette des babouches roses. Il y a des mots clefs, des tissus fétiches, des professions qui font prime. L'un de mes personnages, c'est-à-dire l'un de mes amis, avoue : « On ne couche qu'avec des métiers... ».

Dès Notre-Dame des fleurs, Jean Genet, à la surprise de ceux qui croyaient le connaître, est passé maître dans la dramaturgie de son désir. Il en a fait, tour à tour, un supplice, un cachot, un carrousel de travestis et a su en tirer des effets et des revenus avec une maîtrise qui ne s'est jamais démentie. Côtoyant Sade, Cocteau, Sartre, dans sa dernière pièce, Les Nègres, qu'interprète avec ardeur et intelligence la Compagnie Les Griots, il reste lui-même sordide, sublime, allégorique. Sa liturgie pompeuse, au service de ce que le catholicisme nous a habitués à mépriser totalement : le corps humain, est son vrai scandale.

Le jeu de Jean Genet est inquiétant d'une autre manière : il attaque la société en lui prouvant qu'elle n'est autre qu'un grand corps nu qu'on déguise avec des vêtements comme le menteur déguise la vérité avec des mensonges. Quand l'homophile cède à cette manie, commune en d'autres pays, de se déguiser en femme, c'est non pas pour se désigner mais pour se dissimuler plus complètement, cacher sa vraie nature sous la caricature féminine, assouvir ainsi l'envie secrète qu'il en a. On ne se livre bien que sous un masque et si c'est celui d'une ennemie, quelle tentation de le rendre ridicule !

C'est pour mieux céder à cette tentation que les Européens de Jean Genet sont des nègres déguisés en blancs. Notre civilisation y est représentée par une espèce d'Edwige Feuillère flanquée d'un gouverneur, d'un père blanc et d'un jeune homme de quarante ans un peu précieux qui sont mis en accusation par une tribu noire. Les noirs, hommes et femmes, organisent tous les soirs le simulacre du viol et du meurtre d'une blanche célébrés avec autant de faste et de ferveur que le sacrifice de la messe dans notre liturgie chrétienne. Un pauvre nègre qu'on affuble d'une perruque blonde et d'un jupon représente la victime. Jean Genet a pris résolument parti pour la race noire. Un long duel oratoire entre la noble ruine européenne et la vague africaine qui monte s'institue. A bout d'arguments, le gouverneur fait donner la vieille garde, je veux dire le Père de Foucauld, puis l'aumônier dit entre haut et bas à l'Europe : « Tant pis, montrez vos jambes ! » Rien n'y fait, elle doit céder la place, non sans grandeur, du reste.

La beauté du jeu théâtral, la puissance du verbe, l'invention dramatique qui rappelle souvent Ghelderode, mettent certains spectateurs tels que moi dans les transes tout en jetant des graines de pavot dans la salle.

Le théâtre est assez mal ou pas du tout représenté chez les homophiles. Les grands écrivains de notre bord qui y sont arrivés tard, du reste, en s'aidant des Grecs comme de béquilles, n'ont rien apporté de spécifiquement homosexuel dans leurs ouvrages. Jean Genet fait exception. Il porte ses goûts personnels comme autant de tableaux d'un chemin de croix qu'il accroche dans une cathédrale dont la flèche est charnelle. La politique, la religion, la scatologie mêlent dans Les Nègres leurs couleurs puissantes ou criardes comme dans un vitrail au milieu des musiques de Cour et des odeurs d'écurie.

Cet étonnement devant la virilité, cette admiration pour elle ne peuvent être que le propre de quelqu'un qui ne la possède pas et ne peut l'atteindre que dans l'art. A une saison théâtrale qui commence par l'airain biblique de notre vieil ennemi Paul Claudel, la pièce de Jean Genet apporte un contre-point diabolique. C'est le duel entre Marguerite et le diable, Tête d'or... et corps d'ébène !

Arcadie n°72, André du Dognon, décembre 1959

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