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Cigarettes, Harry Mathews

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman raconte des histoires de passions dans les milieux d'affaires et d'art du New York des années 60, mettant en scène treize personnages, sept femmes et six hommes, pris chaque fois deux par deux : chaque couple homme/femme, homme/homme, femme/femme, parent/enfant... composant un des quinze chapitres de ce livre. Obéissant à la théorie des ensembles et aux lois de la poétique des nombres, ce roman clair et simple est, à y regarder de plus près, plus riche qu'il n'y paraît.

Le chapitre VII met plus particulièrement l'accent sur deux amants sadomasochistes, Lewis et Morris :

« Sixième visite : 23 mai. En entrant dans la cuisine à quatre pattes. Lewis trouve Morris occupé à mélanger avec un manche à balai de la pâte noire lourde et mouillée dans cinq bassines de plastique. Morris tend le bâton à Lewis. Il est plutôt pâle : les efforts qu'il a faits, sans doute. A présent, il ajoute de l'eau pendant que Lewis remue et apprend que les bassines contiennent du ciment prompt. A la demande de Morris, Lewis les transporte dans le salon et les installe autour d'un espace recouvert de plusieurs couches de papier journal. Lewis se déshabille et se tient au centre de cet espace. Se servant d'un pinceau de peintre en bâtiment, Morris enduit de graisse la tête et le corps de Lewis. S'agenouillant, il commence à le recouvrir de ciment qu'il entasse d'abord généreusement autour des pieds et des chevilles, pour former un socle massif, puis applique sur une épaisseur d'un centimètre et demi sur les membres, le tronc et la tête. Morris laisse une ouverture pour le nez et les yeux et d'un coup sec, fore un passage en face de chaque oreille. Quand il a fini, suant et soufflant fort, Morris est visiblement satisfait de sa statue grossière, dont les bras sont déployés horizontalement comme ceux d'un épouvantail, lui donnant à la fois un air de solidité et d'impuissance. Pendant que le ciment durcit, Morris va se laver et dîner. Quand il revient, il demande à Lewis de bouger ses bras et ses jambes. Les larmes et la sueur dégoulinent déjà du nez de Lewis et ses yeux clignent avec effort : il ne peut pas faire un geste. Morris marche de long en large devant lui tout en déblatérant son habituel monologue d'insultes.

─ […] T'es qu'une foire, un défaut, un invalide... et ainsi de suite à perpète. Et ne me dis pas que tu bats des naseaux. Excuse-moi ! Pas besoin d'éponger tes faux cils, ce n'est qu'la tournée de province. Le seul pour qui tu pinces le banjo, c'est ton self à la con et ça changera jamais. Tu t'imagines pas que je vais me carier à attendre que tes meringues dévissent. Et pourquoi ? Pour continuer à ratisser tes bourgeons ? Tu peux courir Berthe. Bonjour et bonsoir. Souviens-toi d'une chose pourtant. Peu importe ce que je t'ai dit, peu importe comment je t'ai décapé, la vérité, c'est... :

Cigarettes, Harry Mathews

Les yeux de Morris se mouillent ; son visage prend une teinte d'un rouge surprenant.

─ La vérité, c'est, j'te la chante sur trois notes : je t'a_ _ _

Morris fixe un point à côté de Lewis, à ce moment sa voix se tait. S'est-il interrompu à cause de la sonnerie du téléphone ? Sa couleur vire du rouge au gris. Il se tourne pour s'appuyer au dos d'une chaise, sauf qu'il n'y a pas de chaise là où il s'appuie : il ploie sur ses genoux, avant de s'allonger sur le sol, face contre terre. »

Exit Morris qui succombe à une crise cardiaque sous les yeux horrifiés de son amant coulé dans le ciment.

Un livre à tous égards surprenant !

■ Cigarettes, Harry Mathews, traduit par Marie Chaix, Edition P.O.L, 352 pages, 1988, ISBN : 978-2867441295

Quatrième de couverture : « Cigarettes » est une affaire de passions. S'y côtoient et s'entrecroisent les jalousies sexuelles, les déboires issus des chocs entre parents et enfants, les rivalités professionnelles, dans le monde des courses et dans celui de l'art, au début des années 60 à New York. Treize personnages, sept femmes et six hommes, animent le récit. Au centre, la mystérieuse Elizabeth qui aime les chevaux, le jeu, les bains de boue et dont le portrait devient le nœud d'intrigues multiples. Chacun des quinze chapitres dévoile un rapport intime – de famille, d'amitié, d'amour, de sexe et souvent d'argent – entre deux des personnages qui se déchirent et se réassemblent, impliquant le lecteur dans un jeu d'échecs plein de malentendus et de rebondissements, à la vie, à la maladie, à la mort.


Du même auteur : Plaisirs singuliers

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