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Qu'est-ce que l'amour ? par François Porché

Publié le par Jean-Yves Alt

Un des travaux pionniers des études gaies et lesbiennes

Ce livre était accompagné de l'extraordinaire bande-annonce sur papier rose : « La première offensive contre la sodomie littéraire ». Ce bandeau fut probablement conçu par l'éditeur (Grasset), pour faire vendre…

[…] Nous avons toujours tendance à croire que l'anormal ne pense qu'à son anomalie. Comme le désir irrégulier nous choque, ou, du moins, nous surprend, nous sommes tentés d'imaginer que, l'individu chez qui l'appétit sexuel se manifeste sous cette forme, ne cesse pas une minute d'éprouver son étrange faim. Par une abstraction puérile, nous limitons à l'idée du «vice» la psychologie du «vicieux», de même que nous voulons que l'âme entière du criminel soit absorbée, à tous les instants de sa vie, dans la préméditation ou le remords de ses crimes.

Quand il s'agit d'un homme qui aime une femme, quelque ardente que soit sa passion, il nous paraîtrait ridicule de supposer que, physiquement, son désir, en l'absence de l'objet aimé, ne connaît aucune détente. Nous savons que l'être normal le plus amoureux, pendant une séparation, va de crise en crise, rythme qui comporte des intervalles, des silences entre les appels. Au cours de ces relâches, l'obsédé peut vaquer à ses affaires, passer la soirée au théâtre, lire, etc. Ou bien si, comme il est fréquent, son mal le reprend à un moment où il n'a pas le loisir de s'y abandonner, au milieu de l'agitation du monde, son âme immédiatement fait la part du feu, avec plus ou moins de succès suivant la force de son caractère, et il continue de sourire ou de discuter, de débattre, parfois avec assurance, des questions très embrouillées, sans que ses interlocuteurs, ou même ses adversaires, puissent soupçonner l'incendie qui se développe en d'autres points de sa pensée. Bref, nous admettons que, chez l'hétérosexuel, épris et hanté, la vie psychique ne s'arrête pas complètement, butée contre le désir, ou qu'elle ne se déverse pas toute dans la concupiscence. Mais, dès qu'un homosexuel est en cause, alors même qu'il n'aime personne et qu'il il ne désire pas, nous prêtons à toutes ses attitudes, à toutes ses paroles, voire à sa seule présence, une signification équivoque (1).

Beaucoup vont encore jusqu'à dépouiller l'inverti de toute humanité, je veux dire jusqu'à lui dénier la faculté de ressentir les émotions dont ils posent en principe que les normaux sont seuls capables. L'inverti leur paraît positivement un monstre, ou quelqu'un d'une autre espèce, organiquement sans rapport avec le commun des hommes ; et ce dont ces intransigeants s'étonnent le plus, c'est que, en dehors de sa déviation, il puisse faire preuve de rectitude morale.

Peut-être serait-il plus juste d'admettre qu'entre les invertis et nous il n'y a antinomie radicale que sur un point : la sexualité. Et quand je dis «plus juste», je n'entends pas seulement plus équitable, mais plus vrai, plus exact scientifiquement. Certes, la forme que prend le désir sexuel n'est pas un phénomène purement mécanique, c'est tout un monde d'images, de rêveries associées, de souvenirs, lequel monde est lié, dans la conscience ou dans l'inconscient du sujet, à la représentation de l'acte amoureux. Que, entre les homosexuels et les normaux, il y ait désaccord sur un instinct aussi essentiel, et dont la végétation est si ramifiée, cela doit nuancer différemment, chez les uns et chez les autres, des zones nombreuses de l'âme. Chez l'inverti-né, type assez rare, comme on sait, mais, de tous, celui qui, sexuellement, se trouve au pôle le plus éloigné de nous, l'antithèse avec l'homme normal est parfois si forte qu'elle est extérieurement visible, ce qui suffit à nous la rendre irritante. Mais, d'une façon générale, ce qui peut distinguer de la nôtre la sensibilité d'un homosexuel, pour tout ce qui ne concerne pas le désir lui-même, c'est bien une opposition de tonalité plutôt que de nature : le fond, de part et d'autre, reste humain.

Il y a plus. Proust, qui devait avoir sur ce point des clartés particulières, affirme, dans son dernier livre posthume Le temps retrouvé, que la seule chose qui diffère dans l'amour d'un homme pour une femme et dans l'amour d'un inverti pour un garçon, c'est l'objet du sentiment, mais que le sentiment lui-même est, dans les deux cas, tout pareil ; de sorte que l'écrivain inverti qui, voulant analyser ou célébrer ses émotions, donne, par décence, à son ami un non féminin, commet à peine un mensonge, puisque le trouble qu'il ressent n'est autre que celui que la passion pour une femme causerait à un individu normal (2).

Mais de cette proposition découle un corollaire dont Proust ne semble pas s'être avisé, c'est que précisément cette ressemblance des deux Vénus est ce qui agace le plus les normaux et souvent les met en fureur. Dans les amours des invertis, ils voient une imitation grimaçante, une parodie de leurs propres joies, et, ce qui est pire, de leurs souffrances, un sacrilège enfin. Et notez que cette attitude hostile est quelquefois réciproque. Les homosexuels ne peuvent, étant une minorité, un peu comme des captifs dans un camp ennemi, donner libre cours à leur indignation, mais soyez sûrs qu'il en est dans le nombre (toute église a ses violents) qui, pour ne pas se livrer, ont besoin de contenir leur colère. Et, lorsqu'ils sont en petit comité, croyez-vous que la Vénus commune échappe à leurs railleries (3) ?

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Mais n'est-ce pas encore une représentation trop étroite de l'immense force appelée amour que de dire comme Proust, ou d'admettre tacitement comme Platon, que les amours hétérosexuelles et les amours homosexuelles sont deux formes similaires d'un sentiment unique dont l'objet seul varie, suivant que c'est à l'Eros commun ou à l'Eros Uranien que les hommages sont rendus ? Cette vue semble limiter implicitement l'amour au culte des deux Vénus rivales.

Peut-être l'amour est-il bien autre chose encore.

Sans doute, c'est le désir charnel, c'est la préoccupation du sexe qui, lorsqu'ils dominent dans l'amour, y entretiennent cette fièvre de jouissance ou de tourment que nous confondons avec l'amour même. Cependant, il ne me paraît pas absurde de penser que l'amour dans lequel l'appétit parle en maître n'est que la face la plus délirante d'un plus vaste instinct. Ce n'est pas au voeu général de l'espèce que je songe ici. Représenter la fécondité comme la seule fin naturelle de l'amour, identifier celui-ci avec la procréation, c'est bien, en effet, dans un certain sens, élargir la notion du verbe aimer, puisque, dans cette hypothèse, il n'est pas tenu compte des individus, puisqu'on ne veut voir, au-dessus de la foule obscure des couples enlacés, que la série des générations qui sortiront de leurs embrassements. Mais, d'autre part, c'est rétrécir utilitairement l'idée de l'amour que de le borner au service de Cybèle, de le ployer comme un esclave au travail d'engendrer. Cette conception pragmatique est plus exclusive que la synthèse Platonicienne elle répudie comme stérile la Vénus Urania (4) Non, il se peut que l'amour, dans son acception la plus large, soit une impulsion de l'âme qui déborde infiniment et l'acte, si souvent fortuit, de la génération, et la recherche, si souvent illusoire, de la volupté, un désir ardent de communion, indépendant du sexe, indépendant de l'espèce, et, chez certains initiés, indépendant même du règne.

Tout ce qui vit s'entredévore. Mais, à côté du principe destructeur, ou en raison de ce principe et comme une contre-partie, il y a le principe d'amour. Seul, l'excès du rationalisme a pu tourner en dérision une chose aussi sainte que l'amour de l'homme pour les animaux (5). C'est la faiblesse, peut-être, de l'idée judéo-chrétienne, qu'elle est toute anthropomorphique. Il n'est pas dans notre intention de rabaisser la grandeur du christianisme ni de déprécier ses bienfaits : il a un peu abusé de l'excommunication (censure dérivée de la malédiction hébraïque) mais il a conseillé, récompensé l'amour du prochain. Cependant, le domaine de l'amour, croyons-nous, s'étend bien au delà de l'homme.

C'est ce que les mystiques chrétiens eux-mêmes ont reconnu lorsque, s'élevant au-dessus du champ resserré des dogmes, ils se sont laissé porter par l'extase en des sphères lumineuses, d'où les formes de la vie apparaissent réconciliées. Le mythe d'Orphée charmant les bêtes refleurit en Ombrie, à l'aube du XIIIe siècle, par un miracle du cœur. Ici, le rayonnement d'une sympathie supérieure égale la plus haute vibration de la lyre, et ses effets sont pareils : le loup apprivoisé baisse la tête et lèche les pieds du Saint.

Ce Saint, d'ailleurs, est lui-même un poète. Dans sa campagne d'Assise aux coteaux modérés, un souffle parti des montagnes de l'Inde et qui voyage depuis des siècles, inspire sa prière de moine troubadour. Le chaud parfum de la forêt bouddhique se retrouve, allégé, ventilé, dans le Cantique des Créatures. L'effluve, en chemin, a perdu de sa puissance peut-être, mais il s'est purifié de ses miasmes aussi. Il est devenu brise légère. Une imperceptible ironie, l'ironie inséparable de l'intelligence, donne un ton allègre à ce chant d'universel amour. En outre, grâce à cette nuance de moquerie tendre, François, finement, établit une hiérarchie entre les choses créées. Il les presse toutes sur son cœur, mais il ne se perd point en elles. C'est là la marque occidentale.

Ainsi, ce que l'inspiré, ce que le sage cherchent à renouer entre eux et le monde, entre leur destinée éphémère et celle de tous les êtres qui participent du même écoulement, c'est l'intimité primitive, les liaisons, les correspondances du premier matin.

L'idée de ce que les anciens ont appelé «l'Age d'or» est autre chose qu'une fiction littéraire : ce mythe est l'expression traditionnelle, allégorique, d'un regret persistant. Regret obscur, sans doute, et bien vague, en raison de l'énorme temps écoulé. Déjà, Macarée, le, dernier centaure dont Maurice de Guérin a évoqué l'image, se fatiguait en galops sur les monts, en plongées au sein des rivières, avec l'espoir de rejoindre, au soir, une communion perdue. Mais, lorsque, dans l'intervalle de ses bonds, tout haletant, il s'arrête, de nouveau il sent battre à grands coups ce coeur qu'il avait voulu disperser. Et il soupçonne combien lui-même, l'être fabuleux, moitié homme, moitié cheval, il est loin des sources premières. Que dire, alors, de nous ?

Pourtant, ce Macarée, après tout, ce n'est qu'une figure poétique. Et qui parle par sa voix ? Un moderne, un Français, et du Languedoc, un jeune écrivain de cette race raisonneuse, qui a la réputation d'exceller en logique plutôt que dans la divination des mystères. L'antique regret n'est donc pas éteint. Il est, de nos jours encore, une réalité du cœur.

Une réalité de la pensée aussi. Les divergences de l'élan vital, Bergson les a relevées avec profondeur. Mais ces divergences, en dépit des enchevêtrements qui suivirent, supposent un point à partir duquel il y eut séparation. C'est la nostalgie de ce point, ou plutôt de l'époque antérieure à ce point qui, dans les solitudes sylvestres, nous pénètre de mélancolie. Là encore, le romantisme qu'on a si souvent accusé de démence, a pressenti de grandes vérités. Le conseil de paix que nous versent les chênes trouverait-il aussi sûrement le chemin de notre âme si, entre le végétal et l'homme, ne se perpétuait le sentiment confus d'une très ancienne alliance ?

1. Le prestige a les mêmes stylisations que l'infamie. Nous nous représentons un grand capitaine toujours environné de tonnerres. Aussi, quand nous rencontrons Foch en jaquette, sommes-nous un peu surpris. Pendant un quart de seconde, l'intrusion de cette réalité bourgeoise dans notre entendement déconcerte nos habitudes mentales. De même, il est courant que le journaliste qui nous rapporte la conversation qu'il eut avec un Roi, commence par s'étonner de s'être trouvé en présence d'un homme, et «si simple». Le portrait de Louis XIV par Rigaud continue de commander notre idée de la majesté royale.

2. C'est, en somme, la vue platonicienne, avec cette seule différence que la convention des pseudonymes féminins était, du temps de Platon, une feinte inutile. Elle eût même paru alors d'une inconvenance grossière.

3. Un jour que quelqu'un de ma connaissance rendait visite à un non-conformiste, pendant le temps que le valet mit à l'annoncer, il entendit, depuis le salon où il se trouvait, plusieurs personnes rire aux éclats dans une pièce voisine. C'étaient, m'a-t-il raconté, des rires singuliers, où perçait une note suraiguë, sarcastique, méchante. Quand le visiteur fut introduit, le silence se fit aussitôt. Il regarda les visages ; tous lui étaient connus ; alors, il comprit : il était dans l'assemblée le seul chevalier de la Rose. Sa venue dérangeait une réunion intime, une cérémonie rituelle peut-être, le récit de quelque histoire drôle, équivalant, pour le cercle, à une parade d'exécution où nos vulgaires amours n'étaient pas ménagées.

4. C'est la vue sociale d'Aristote, et, avant Aristote, la vue religieuse et nationale de Moïse – de Moïse dont la grande ombre plane sur tous les Conciles de la Catholicité et, depuis la Réforme, sur tous les Consistoires.

5. Cet amour se distingue de la bestialité, quête honteuse et difforme d'un spasme égoïste, quand l'accouplement avec l'animal n'est pas, comme dans la mythologie, purement symbolique.

François Porché

■ in L'amour qui n'ose pas dire son nom, Editions Grasset, 1927, chapitre X : L'inverti et le commun des hommes - Qu'est-ce que l'amour ? (pp.129-139)


Lire aussi : François Porché et les amours singulièresLe «Corydon» d'André Gide vu par François Porché

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