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La terre est à nous, Annie Saumont (Nouvelles)

Publié le par Jean-Yves Alt

Les quinze nouvelles d'Annie Saumont atteignent, au plus secret de l'enfance, quand le désespoir ne triche pas.

De l'enfance des pâtés de sable et des chasses aux trésors s'exhalent parfois de vénéneuses réminiscences – imprégnées à jamais – quand, plus tard, il s'agit de jouer, stoïquement, un personnage pour de vrai.

Il faut en finir avec les enfances heureuses et innocentes, avec les tragédies de l'âge tendre qui n'a de tendre que l'entêtement des adultes à croire à ce passé inventé.

Comment sortir de l'enfance sans se meurtrir irrémédiablement, sans se poser des tonnes de questions qui restent sans réponses, sans abandonner l'idée – possible – d'un paradis terrestre dans la quête désespérée de son identité et de la reconnaissance que l'on en attend de l'autre ? Annie Saumont, grâce à ses nouvelles, réussit à troubler l'âme sans amoindrir le goût de vivre.

On peut choisir – pour conjurer l'angoisse née des doutes – de limiter sa vision du monde à quelques certitudes réconfortantes : les personnages des nouvelles d'Annie Saumont, s'ils affirment que la terre est à tout le monde, choisissent pour ne pas trop souffrir de la complexité énigmatique d'un univers dont le sens leur échappe à mesure qu'ils en prennent connaissance, de se réfugier dans la folie ou dans l'évocation obsédante de leur enfance.

Un gamin fluet peut devenir un adulte obèse, se goinfrer de loukoums (qui donnent leur nom à la nouvelle) à longueur de journée pour retrouver la saveur douceâtre d'un temps et d'un paysage disparus, son enfance en Algérie quand il pouvait se cacher sous la table et surprendre la main d'Abdul, son ami, sur la cuisse de sa mère. Il y a aussi ce message que le garçon oublie de transmettre à Abdul car il s'est arrêté pour manger des loukoums. Un message qui aurait dû sauver la vie de son ami :

« Toi. Abdul. C'était mon ami. Ou plutôt comme un second père. Mon vrai père il était jamais là quand aurait fallu. Toujours parti pour ses affaires. Quand j'aurais voulu qu'il déclare qu'on n'avait pas de raisons d'avoir peur. Quand j'aurais tellement voulu qu'il dise que ma mère était belle et bonne. Mon vrai père disait jamais ça. Il ne disait jamais non plus Et-quoi-qu'tu-crois-qu'est-arrivé-après ? Ce qui arrivait, dans les histoires d'Abdul, ça donnait le frisson mais un frisson pour rire. Tout finissait par s'arranger. Le héros rentrait chez lui et alors on l'honorait. Disait Abdul. Abdul qu'ils ont emmené et qui n'est pas revenu. Ni chez nous ni chez lui. Il est mort. À force de subir la gégène. Ou la rate éclatée par les coups. Cette vieille toute recroquevillée répétait Alash, alash. Ma mère criait, Les salopards ils ont fait ça. Et ils vont partout proclamer que les autres sont des sauvages. Elle disait, Abdul, c'était un homme. Elle ajoutait Ne parle jamais de lui devant ton père.

Je promettais. J'allais acheter des loukoums que je mangeais dans le parc. À Alger. Al Djazaïr. Dans le parc d'Al Djazaïr. Blotti au pied d'un buisson de lauriers-roses. Je fermais les yeux. Je n'étais plus relié au monde d'autrefois, avant les cris et le sang, que par la douceur des loukoums, le sucré le fondant des loukoums. Et je sentais confusément que si je cassais ce lien je m'en irais à la dérive.

Donc j'ai continué à bâfrer des loukoums. C'était tout à la fois doux et terrible. Ça me gardait vivant. Ça me gardait au creux de la tendresse. Je continue. Ça me garde coupable et déchiré. » (pp. 185/186)

La psychothérapie, que le garçon suit, est-elle une solution pour survivre ? On ne le saura pas.

La plupart des nouvelles d'Annie Saumont ne finissent ni bien, ni mal, elles laissent le lecteur à sa propre quête, à ses échos, à ses refuges et la main d'Abdul (jeune, beau et arabe) se poser au meilleur des rêves.

Le titre du recueil n'est pas la reprise de celui d'une des nouvelles. Cette affirmation péremptoire, « La terre est à nous », se trouve d'emblée décalée par sa présence fragmentée sous forme de deux variantes : « La terre est à Edmonde », la terre comme propriété, héritage, terre sournoise qui expulse brusquement l'immense non-dit incestueux, et, « La terre est à tout le monde » ce qu'admet difficilement le personnage de la nouvelle qui aimerait que la terre soit aussi propre que sa maison quand Maman veillait au délire hygiénique qui chasse le sexe ou l'attire, qui refoule les révolutions ou les exalte.

Les quinze nouvelles de « La terre est à nous », jouant sur ces deux termes de monde et de terre, ramènent à l'enfance quand le monde est contenu dans le bout de terre où chacun peut exister, avant que la magie de ce microcosme se délite.

Mais comment dire l'enfance sans en fausser la spontanéité ? Annie Saumont utilise un langage parlé, subtilement reconstruit, rythmé comme une complainte enfantine, avec d'étranges cassures où s'insèrent les tics langagiers ou les obsessions raccrochées aux mots.

La terre est à ces enfants, privés de père, recueillis, adoptés, orphelins, entourés de fausses sœurs, de frères de hasard... Dans la sensualité, la violence des haines et des amours, ils ont recréé la rondeur de la terre, ce ventre maternel, la trace de leur histoire d'enfant bien à eux ; avant que ça se complique… Annie Saumont sait ce que vivre veut dire ; ses nouvelles pansent les bobos à grands coups de poésie.

■ La terre est à nous, Annie Saumont, Éditions Julliard, 2009, ISBN : 9782260016373


Lire la nouvelle : « Papa perdu »


Du même auteur : Je suis pas un camion - Quelque chose de la vie

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