Indiens Berdaches : les folles du Nouveau Monde
« La grande prostituée qui a accouché sur la Mer, c'est Christophe Colomb découvrant l'Amérique. Les anges et les étoiles de Saint-Jean sont dans le drapeau américain, et avec la Californie, une nouvelle étoile, l'étoile d'Absinthe, est venue s'inscrire dans la bannière étoilée. » (1) Ainsi parle Blaise Cendrars dans L'or.
Il est vrai que la conquête de l'Amérique n'a été bien souvent qu'un moyen pour imposer aux Indiens les principaux articles de foi du phalanstère occidental : la communauté des femmes et des biens, la sainteté régénératrice du travail, le visionnarisme et la possession.
La diversité sexuelle présente dans le Nouveau Monde avait quelque chose d'effrayant, qu'il fallait à tout prix faire disparaître. Tel a été le sort des Berdaches.
On appelle berdaches des hommes qui ne se conforment pas, ni dans leur comportement, ni dans leur habillement, aux règles qu'une société bien-pensante serait en droit d'imposer à ses membres masculins. Nombre de tribus indiennes acceptent que certains individus qui ne se sentent ni homme ni femme, au sens strict, puissent choisir une voie différente ; leur esprit ou leur caractère moral étant davantage pris en considération que leur identité sexuelle.
A la différence de nos sociétés occidentales où ces hommes sont gratifiés du qualificatif de folles ou de travelos, les Indiens respectent le plus souvent les berdaches dont la particularité est appréhendée comme un don des dieux. On honore ces hommes, en leur confiant des fonctions sacramentelles comme celles de guérisseur, de prophète ou de sorcier.
Les berdaches ainsi occupent une position économique et sociale influente et ils arborent leur homosexualité sinon avec fierté, du moins sans aucune gêne apparente : l'attirance sexuelle des berdaches pour les hommes est perçue par les Indiens comme une dimension importante de leur comportement, et concourt de la même manière que l'androgynie et la spiritualité à leur extrême singularité.
De la sorte, faut-il vraiment considérer le berdache comme un homosexuel ou comme un transsexuel ? Les Indiens ne s'embarrassent pas de distinctions si subtiles et ne cataloguent pas les gens au simple regard du comportement sexuel. Chez un Indien la différence est plutôt d'ordre spirituel.
Les berdaches, dont la grandeur est spirituelle et morale, peuvent être rangés à l'intérieur de ce genre mixte auquel appartiennent les «folles» dans le langage vernaculaire de la communauté gaie. Comme les travestis occidentaux, les Indiens berdaches s'habillent de vêtements féminins et savent mêler, les éléments masculins aux aspects féminins de leur personnalité. Ils ont souvent des loisirs ou des occupations les amenant à s'associer avec des hommes, et - cela est le plus important - conservent des traits de caractère fortement teintés d'androgynie.
Générosité et spiritualité, et non pas homosexualité, voilà les aspects constitutifs du prestige social du berdache parmi les Indiens. Mais si ces qualités sont mises en exergue, elles ne constituent pas pour autant une dénégation de la sexualité. Spiritualité, androgynie, travaux féminins, et rapports sexuels avec des hommes restent les indicateurs de base du statut d'un Indien berdache.
Quoi qu'il en soit, la définition du berdache pour les Indiens tient en ces mots : une « spiritualité différente ».
Après la découverte de Christophe Colomb, les Européens devaient s'apercevoir de l'importance de l'existence d'un continent nouveau. Pour eux, cette terre encore vierge était à tous les points de vue et au sens strict du mot, un « Nouveau Monde ». Le choc des civilisations n'en devait être que plus rude. L'intolérance des Européens eu égard à la diversité culturelle qu'ils rencontraient s'étendit rapidement à la sexualité. La fornication ne pouvait être que l'expression de la perversité du cœur humain et le terme de « crime abominable » fit son apparition.
La colonisation espagnole introduisit donc les persécutions liées au crime sodomitique à l'intérieur des communautés indiennes. L'Inquisition espagnole avait alors atteint des degrés extrêmes dans la suppression systématique de la diversité sexuelle. La sodomie était définie comme une activité non reproductive, et ce crime était considéré comme une atteinte directe à la personne du roi et se définissait donc comme une hérésie majeure. La sodomie était un péché mortel.
La condamnation sans appel du comportement homosexuel des Indiens fut l'une des conséquences de la conquête espagnole et les conquistadores se firent un devoir de supprimer par tous les moyens cet abominable péché de sodomie.
Quelle fut la réponse des Indiens à ces persécutions et comment réagirent-ils à la suppression systématique des berdaches ?
Nombre de tribus décidèrent de changer leur mode de vie. Comme les Espagnols s'acharnaient à faire disparaître l'institution religieuse incarnée par le berdache, les Indiens choisirent des femmes pour les remplacer. Si les mâles androgynes ne pouvaient plus remplir leurs fonctions, les femmes seules étaient aptes à les suppléer. Ce fut donc d'une manière originale que les Indiens répondirent au génocide espagnol.
Les Indiens ont ainsi usé d'une habile stratégie : en retirant aux berdaches tout rôle institutionnalisé à l'intérieur de la communauté, ils ne signaient pas leur arrêt de mort, mais bien plutôt les protégeaient de la colère des Espagnols. Le berdache parvint à survivre en supprimant de son comportement toute connotation religieuse. Les éléments religieux disparaissaient ; seuls quelques traits subsistaient.
Trois caractères, aujourd'hui présents chez les Indiens ayant échappé aux foudres des colonisateurs, émergèrent. Caractère androgyne, polarisation sur les tâches féminines et comportement sexuellement passif envers les hommes, en sont les maîtres mots. Ces trois facteurs restent les variables indispensables à la compréhension du phénomène berdache aujourd'hui. Ces traits ont remplacé la spiritualité naguère prédominante dans sa définition.
(1) Blaise Cendrars, L'or, Editions Gallimard/Folio, 1973, ISBN: 2070363317, page 162
A lire : The Spirit and the Flesh : Sexual Diversity in American Indian Culture, Walter L. Williams, Editions Beacon Press, 1992, ISBN : 0807046159 (2)
(2) Je remercie tout particulièrement C. C. qui a bien voulu me faire une lecture en français de larges passages de cet ouvrage.
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