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L'origine de l'interdit judaïque par Françoise d'Eaubonne

Publié le par Jean-Yves Alt

Une question qui ne fut jamais résolue et qui intéresse au premier chef tous les Arcadiens est celle de l'interdit judaïque de l'homosexualité. On a déjà remarqué souvent l'originalité de cette attitude, unique dans le bassin méditerranéen, du petit peuple irréductible qui devait donner un dieu à l'Occident. Entre les Grecs qui connurent leur apogée avec une civilisation fondée sur l'Eros minoritaire (1) et l'Islam qui, beaucoup plus tard, réagit par le Coran avec une égale sévérité, puis continua à le tolérer largement dans ses mœurs, le farouche anathème mosaïque a de quoi surprendre. Comme nous sommes tous fils de la Grèce et de la Judée qui collaborèrent à notre culture, nous ne pouvons nous désintéresser d'un tabou qui, si antique soit-il, se fait encore sentir parmi nous.

En général, on attribue cet interdit à deux raisons : celle de la malédiction jetée sur Sodome, puis la nécessité, après la captivité de Babylone, de sauvegarder la procréation afin de lutter contre les ennemis d'Israël toujours soucieux d'exterminer le peuple élu. On ajoute, en parlant du judéo-christianisme, que le christianisme hérita de cet anathème et de ce souci exclusif de la fécondation, devenu but unique de l'érotisme, et ceci par le truchement de saint Paul qui était Juif.

Nous avons ici l'intention de prouver qu'il s'agit d'une triple erreur, et de tirer au clair la véritable origine de cette condamnation du fait homosexuel.

Au sujet de Sodome

La légende des cinq métropoles frappées par la colère de Dieu (qui en gracia une) est très antérieure à la condamnation du Deutéronome. Le sens symbolique de cette histoire est loin d'être dégagé. Elle semble tenir beaucoup plus de place dans le Coran qui y revient six fois et qui, cependant, n'a pas entraîné une suppression de l'Eros minoritaire. Il a été convenu, bien qu'il ne le soit jamais dit expressément, que Dieu châtie Sodome et les trois autres cités de la Plaine pour crimes d'impudicité ; mais il est à peine question de Seboïm et Abama ; surtout de Sodome et de sa voisine immédiate, Gomorrhe. Pourquoi ? A cause du récit (fort mystérieux à tout prendre) de la visite des anges et de la tentative de viol dont ils furent victimes, de la part des habitants séduits par leur beauté céleste. Ainsi la colère de Yaweh s'abattit sur ces scandaleux (2).

Quand, dans la légende d'Œdipe, on a commenté une des versions de ce célèbre mythe : « Laïos puni par les dieux pour avoir enlevé le fils de son hôte, le bel éphèbe Chrysippe », on met toujours l'accent sur la condamnation des « impudicités » et on en tire même argument pour soutenir que l'homosexualité était mal vue à l'époque de la Grèce chtonienne. Mais dans la fable grecque comme dans l'histoire biblique on interprète en fonction d'une mentalité moderne et on passe trop vite sur cet énorme péché du monde antique : le crime contre l'hospitalité, compliqué ici par cet autre affreux crime du monde sémite – l'arabe comme l'hébreu : le refus d'entendre la parole de Dieu. En réalité, ces deux infractions sont déjà tellement épouvantables dans le contexte judaïque qu'il était à peine besoin d'y ajouter une impudicité spéciale ; on croirait assister à l'œuvre d'une astucieuse imagination d'époque cherchant à inventer une histoire, un drame moraliste dont le personnage antipathique accumulerait toutes les horreurs, à la façon d'un villain, de Shakespeare.

Quoi qu'il en soit, l'interdit judaïque est tardif, nous l'avons dit, par rapport à cette légende de la Pentapole et de Loth. Ainsi que le notifie la Bible et que l'explique le R.P. de Vaux dans les Institutions de l'Ancien Testament, les sanctuaires consacrés à l'Eternel connurent, sur leur porche, une double prostitution sacrée : les femmes, kedeshot et les garçons, kedeshim. D'après le R.P. de Vaux, cette époque était celle du syncrétisme dont Israël connut tant de mal à s'arracher afin de se défendre de la contagion païenne et d'affirmer sa spécificité religieuse. « Le moi se pose en s'opposant. »

Les mesures coercitives des prophètes et des législateurs auraient fini par extirper ces habitudes qui étaient peut-être une survivance du chamanisme de Babylone. Cette prostitution sacrée durait encore au vite siècle avant notre ère (II Rois, XXIII, 7). Cette interdiction a été prise comme un aspect particulier du puritanisme général de la loi ; Raymond de Becker fait observer que le Lévitique comporte au moins une douzaine de tabous contre la nudité. « Pareille angoisse est rare, et sans doute pathologique », dit Raymond de Becker (L'Erotisme d'en face). Angoisse et interdits sans précédent dans le monde antique ! Quelle que soit, à l'origine, la panique du Grec devant les forces cauchemardesques du sexe et de l'hérédité. Mais les Grecs ont maîtrisé leur peur (mythe, encore une fois, d'Œdipe et du Sphinx) et assumé leur ambivalence jusqu'à en faire un processus d'approchement du divin ; les Hébreux ont creusé la plaie et l'ont entretenue avec un soin méticuleux, comme Job grattant ses plaies sur son fumier. C'est ainsi qu'on voit le même Lévitique porter cette célèbre condamnation sur l'amour entre deux hommes : « C'est une abomination, et tous deux devront mourir et leur sang retombera sur eux » (XX, 1°).

On s'est perdu en conjectures pour découvrir de cette sévérité. L'histoire de Sodome est loin. C'est alors qu'on invoque la captivité de Babylone et les impératifs de fécondation.

Du devoir de fertilité

En effet, a-t-on observé, l'anathème ne frappe-t-il pas également Onan qui fait tomber sa semence sur la terre ? Il s'agirait donc d'un refus du gaspillage chez une race menacée de disparaître et de ne pouvoir remplir son rôle historique : témoigner de Dieu.

Cette explication a une force d'appoint, mais elle n'est pas déterminante.

Certaines incohérences, dans cette perspective, ne se justifient pas. Pourquoi l'acte pédérastique ne serait-il puni que de fouet si le partenaire en est un enfant de moins de neuf ans ? L'homosexualité de la femme n'est pas punie ; à une époque tardive, elle entraînera le fouet également, et l'interdiction d'épouser un rabbin ; pourquoi donc, dans le Deutéronome, est-il pourtant interdit à la femme de porter des vêtements d'homme ? (Et à l'homme des vêtements de femme, mais cela est compréhensible puisque l'homosexualité lui est défendue.) Enfin, si Onan est déclaré coupable pour refus de féconder sa femme (car, on le sait, il ne s'agit pas d'un masturbateur mais d'un pratiquant du coïtus interruptus), pourquoi lui est-il loisible de sodomiser l'épouse, au nom de ce précepte : « Si un homme achète une viande, il peut la manger rôtie ou bouillie ? » (Cité par Roger Peyrefitte, dans Les Juifs.)

Les chrétiens, non menacés d'extermination, eux, ont, poussé bien plus loin la hantise de la fécondation attachée à l'acte sexuel !

Non ! ce qui, indiscutablement, est coupable aux yeux du Lévite, c'est l'homophilie (3). C'est-à-dire l'élection du mâle ; bien moins l'attirance du mâle pour l'enfant, cet être négligeable, et nullement l'attirance de la femme par la femme, ces êtres inexistants. Si elle est châtiée de porter des vêtements d'homme, c'est dans le souci – explication valable, cette fois-ci – de s'arracher au syncrétisme et d'éviter la contagion païenne et idolâtre. (On se souvient des innombrables festivités grecques et orientales où se faisait l'échange rituel des vêtements.)

Qu'est-ce qui pouvait relier ce tabou si rigoureux et si spécial aux fondements mêmes de la doctrine hébraïque ?

L'attitude du Juif devant la bisexualité originale ne traduit pas l'effroi des Grecs de l'époque chtonienne, effroi déjà chargé d'une certaine fascination, mais l'angoisse et l'horreur de l'homme pieux devant un sacrilège. Revenons au Deutéronome :

« Tu ne laboureras point avec un bœuf et un âne attelés ensemble. »

« Tu ne porteras point un vêtement tissu de deux espèces de fils. »

(Deutéronome 22, 10-11)

Dans la vigne également, il est interdit de semer plusieurs semences. Toujours et partout, dans les plus humbles détails (mais il n'y en a pas pour le Juif pieux), tout doit tendre à l'Unité ; car le Saint (béni soit son nom !) est Un : l'Unique, l'Erâd. Prescription qui se ramifie jusque dans la gnose, chez les gnostiques de l'empire byzantin. « Zeus régnait d'instinct et ne moralisait point ; au contraire, les hommes importent à Yaweh », a déclaré Jung (Réponse à Job).

Or, l'homme est deux ; deux sont le corps et l'âme ; deux, le sujet et l'objet ; deux, le mâle et la femelle. Cette rupture permanente est le cauchemar d'une religion qui tend désespérément à dépasser le dualisme tout en ayant la très claire conscience de cette impossibilité. Pour le commentateur du Zohar, entre autres, l'idée de l'homme à l'image de Dieu est une horreur, et non pas la croyance de base qui va de soi pour le fidèle moyen : « Est-ce que Dieu est double comme nous, mâle et femelle? » répond-il avec indignation. Le monisme réalisé serait être Dieu, l'Unique (4). Suprême sacrilège, comparable à celui reproché au Christ quand il s'est prétendu fils de Dieu, ce qui fait le grand prêtre déchirer ses vêtements : « Il a blasphémé ! »

La copulation n'a pas seulement le but de multiplier les chances de naissance du Messie, mais encore de faire cohabiter avec les hommes la séchina, la grâce du Saint (béni soit son nom !). L'union des mâles, dans cette perspective, devient un blasphème abominable, non par sa simple stérilité mais par son effrayante prétention de singer Dieu dans son unicité ; en quelque sorte, de tenter par des moyens purement humains, en dehors de la volonté de Yaweh (qui a divisé l'homme en deux sexes), une impossible et sacrilège réalisation du monisme qui n'est qu'en Lui.

Ceux qui ont voulu expliquer le tabou par des raisons utilitaires ont méconnu ce fait que rien, dans la religion juive, ne relève d'un simple utilitarisme, et que dans les détails les plus concrets et même les plus bas (l'obligation faite par Moïse à son peuple d'enterrer ses ordures dans le désert ne s'explique pas par une mesure d'hygiène, par exemple), rien n'échappe à une référence profonde à la métaphysique des liens entre l'homme et Yaweh.

Le christianisme paulinien est-il Juif ?

Le christianisme ne retiendra cet anathème, comme il le fait en tout, que par ce souci qui depuis saint Paul frappe tout exercice original de l'érotisme et laisse subsister une odeur de soufre jusque dans le mariage « qui nettoie l'amour » comme dit Baudelaire. C'est le plaisir qui devient le grand maudit, et tout ce qui est minoritaire dans l'Eros, aussitôt soupçonné d'en être plus raffiné, plus précieux, donc plus coupable. Le puritanisme antisexuel et tout particulièrement anti-homosexuel de notre christianisme, est mis d'ordinaire au compte de Saül de Tarse en raison de ses origines juives. Or, le christianisme a marqué une évolution dans la méfiance de la chair par rapport à l'Ancien Testament ; non seulement la polygamie est devenue monogamie, mais les relations avec l'unique épouse sont beaucoup plus sévèrement contrôlées ; une foule de pratiques sexuelles sont interdites, qui ne l'étaient pas ; on ajoutera un commandement au Décalogue : « Œuvre de chair tu ne feras — Qu'en mariage seulement. » L'influence des femmes se fait sentir de très bonne heure dans cette restriction punitive, comme le prouve l'exemple de sainte Monique, mère de saint Augustin, qui renchérit encore sur le puritanisme paulinien. Cette idée de la libération que se forment les femmes de l'époque, sitôt reconnues fidèles à part entière, rachetées comme les hommes par le sang de Dieu, n'a rien de flatteur pour les maris de ce temps. Saül, lui, se plaignit de « porter un aiguillon dans la chair » ; le père Oraison y voit l'aveu d'une homosexualité refoulée ; il puisa sans doute dans ses ennuis personnels plus que dans sa qualité judaïque cette hostilité au corps qu'on ne trouva jamais dans l'Evangile, et qui annonce déjà l'augustinisme.

La continence, dans l'esprit des premiers chrétiens, ne devait pas être infligée longtemps à l'humanité, puisque elle allait disparaître ; ils attendaient avec confiance la fin du monde. Mais le monde continua. Dans les civilisations agricoles de l'avenir, l'Eros – et tout particulièrement sa minorité d'avant-garde – allait être tenu responsable des grêles, des épidémies et autres fléaux. Epaissie de tabous judéo-chrétiens qui, dans ce contexte, allaient prendre une force terrible, la nuit du Moyen-âge commençait à s'étendre (5).

(1) Contrairement à ce que soutient Meier (« Histoire de l'Amour Grec », trad. par Pogey-Castrie), l'homosexualité était largement pratiquée et reconnue dans la Grèce primitive si le fameux Ve siècle en fut le point culminant et lui voua un culte jamais rêvé auparavant (Cf. Didier Anzieu, Temps Modernes, oct. 1966).

(2) N'omettons pas le souvenir de ce détail : les Sodomites refusent les trois femmes que leur offre Loth dans son désespoir de l'offense faite à Dieu ; (sacrifice héroïque et non pas preuve du dédain où l'Hébreu aurait tenu les femmes) ; je tiens pour certain que cet épisode du rejet des femmes au profit de créatures masculines à la divine séduction est à l'origine du tenace préjugé populaire qui confond homosexuel et inverti, et de l'autre préjugé intellectuel qui fait de tout homosexuel un angéliste.

(3) Autre différence avec le christianisme. Aux pires moments de la persécution de l'Eros minoritaire, au Moyen-âge, alors qu'on brûlait et les sodomites et les époux coupables de sodomie, une certaine forme d'attirance homophilique dans la littérature et les arts était respectée. C'est Serge Talbot qui l'a fait remarquer dans une conférence à Arcadie : au moment où les bûchers s'éteignent, une certaine forme d'amour platonique disparaît en littérature ; le XIXe siècle confondra ce que n'a pas confondu le Moyen-âge : l'homophilie et la sodomie.

(4) Rappelons ici que pour Sartre la coïncidence de l'être et de l'existence est une impossibilité, car se serait être Dieu.

(5) Extrait de Sodome au sexe inconnu, en préparation.

Arcadie n°166, Françoise d'Eaubonne, octobre 1967

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