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Verlaine, poète de l'homophilie par René Soral

Publié le par Jean-Yves Alt

ARCADIE-LOGO.jpgLa scène se passe à Bruxelles, dans une chambre d'hôtel. Deux hommes se disputent avec violence. Tous deux, physiquement, sortent de l'ordinaire.

Le premier a 29 ans. Il est petit, trapu, de mise négligée. Son visage est remarquablement laid : on dirait une tète de squelette gras, avec un nez camus, des yeux enfoncés dans leurs orbites et un crâne dégarni. Il est complètement ivre.

Le deuxième a 18 ans. Il est très grand, avec d'énormes mains et il a cette maigreur des adolescents qui ont poussé trop vite. Son visage parait encore celui d'un enfant, pur, imberbe et rose, avec des yeux couleur de myosotis. Il est également saoul.

Les deux hommes se disputent et se lancent de grossières injures, avec la violence des ivrognes et le désespoir des amoureux lorsque l'un d'eux cherche à rompre.

C'est le cas : le plus jeune veut quitter le plus âgé et se rendre à Paris. Celui-ci s'empare d'un revolver, qu'il a acheté la veille : Tiens, crie-t-il, je t'apprendrai à vouloir partir. » Et il tire. Une première balle frappe le jeune homme à l'avant-bras, et une seconde s'écrase contre le mur.

La mère de l'aîné qui était dans une chambre voisine, arrive, affolée. Alors, subitement dégrisé, il éclate en sanglot, et, comme un fou, met son pistolet dans les mains de l'autre, l'engageant à le lui décharger sur la tempe. On le calme. Et les voici tous les trois partis à l'hôpital, où ils racontent une vague histoire d'accident. On fait un pansement sommaire et les deux hommes retournent à l'hôtel. La dispute reprend.

Tout à coup le jeune homme voit son compagnon mettre la main dans la poche où il sait que le revolver se dissimule. Il prend peur et s'enfuit. L'autre s'élance à sa poursuite.

Le fuyard avise alors un agent de police et demande protection. Les deux hommes sont appréhendés et emmenés au poste de police.

Ils déclarent leur identité :

Le plus âgé s'appelle Paul Verlaine, il a 29 ans ; il est marié, père d'un enfant.

Le plus jeune s'appelle Arthur Rimbaud, âgé de 19 ans.

Nous sommes le 10 juillet 1873.

Au poste, il est procédé à un interrogatoire et à une fouille. On trouve dans le portefeuille de Rimbaud un poème de Verlaine qui traite de passions étranges :

Je suis élu, je suis damné

Un grand souffle inconnu m'entoure

O terreur ! Parce Domine !

Quel ange dur ainsi me bourre

Entre les épaules tandis

Que je m'envole au Paradis

Fièvre adorablement maligne,

Bon délire, benoît effroi,

Je suis martyr, et je suis roi,

Faucon je plane et je meurs cygne

Toi ; le Jaloux qui m'a fait signe

Vers toi je rampe encore indigne

Monte sur mes reins et trépigne

La justice suit alors son cours impitoyable et procède à l'enquête. Les deux hommes sont accusés de relations immorales. Verlaine nie très fort. Deux docteurs sont alors requis pour procéder à l'examen corporel du détenu, « aux fins, demande le juge, de constater s'il porte la trace d'habitudes pédérastiques ».

Le rapport fut, parait-il, accablant. Il est vrai que la médecine légale de l'époque avait des conceptions qui sont, semble-t-il, maintenant périmées, quant à la constatation desdites habitudes par la déformation de la « virgula viris » et de l' « antrum amoris » (le latin brave l'honnêteté).

Quoi qu'il en soit, le 8 août 1873, Verlaine est condamné à deux ans de prison et 200 francs d'amende.

Le voici enfermé dans un cachot. Derrière les grilles, il peut voir le ciel :

Le ciel est par dessus le toit

Si bleu, si calme.

Un arbre par dessus le toit

Berce sa palme.

Bouleversé le poète fait un retour sur lui-même :

Qu'as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse

Qu'as-tu fait, ô toi que voilà,

De ta jeunesse.

Quelle a donc été cette jeunesse, déjà gâchée avant la trentième année ? Dans la solitude du cachot, et au cours des rondes hygiéniques, à la queue-leu-leu, dans la cour de la prison, le poète a pu revoir les années passées, les erreurs et les folies commises.

Il avait eu pourtant une enfance heureuse entre sa mère qui a toujours adoré son fils unique, et son père, capitaine-adjudant major du génie. La naissance du petit Paul avait été longtemps désirée. De trois grossesses malheureuses, Mme Verlaine n'avait gardé que les fœtus, dans des bocaux d'esprit-de-vin, alignés sur l'étagère d'une armoire, et que son fils, dans une crise furieuse d'éthylisme, brisera un jour d'un coup de canne.

Il avait cependant, le petit Paul, été voué au bleu et au blanc de la Sainte Vierge, et l'un de ses prénoms était Marie. Toute sa vie le poète a eu du reste un sens religieux très profond, et des crises de remords provoquèrent souvent de longues périodes mystiques, dont certaines durèrent des années.

Mais à côté de cela, quel effroyable caractère ; dès son enfance, il piquait des colères terribles. Au surplus, il était d'une laideur assez repoussante, même enfant. Mais, après ses rages, il savait être si câlin, si séduisant, que sa mère oubliait tout.

Néanmoins, le père était pour la discipline et il fallut le mettre à neuf ans en pension.

L'enfant, après un peu de chagrin, s'adapta très vite à la vie du collège ; il travaillait assez bien, et chahutait encore mieux.

Il s'adapta si bien au collège qu'il commença à éprouver, vers les douze ans, de fortes attirances pour certains de ses petits camarades, attirances qu'il a admis lui-même plus tard ne pas être restées sur un plan très chaste. Il a en effet écrit dans ses Confessions : « Mes chutes se bornèrent à des enfantillages sensuels, oui, mais sans rien d'absolument vilain, en un mot à de jeunes garçonneries partagées... au lieu de rester solitaires ».

Néanmoins Verlaine eut par la suite une forte passion pour l'un de ses camarades de collège, Lucien Viotti, dont il évoquera plus tard la « tête charmante » et les « exquises proportions de son corps d'éphèbe ».

Tout cela n'empêchait pas le jeune garçon de travailler et de passer à 18 ans son baccalauréat.

Il a déjà décidé d'être poète et il écrit de nombreux 'vers au collège. Mais la poésie ne fait pas vivre et son père, réaliste, lui fait préparer l'Ecole de Droit, puis le fait entrer à l'Hôtel de Ville, au bureau des Budgets et Comptes. Le voilà casé, et fonctionnaire de surcroît, mais fonctionnaire assez « courtelinesque », car il arrive au bureau vers 10 heures, part à midi déjeuner avec des camarades, revient vers trois heures et repart à 5 heures précises pour se précipiter au café et prendre l'apéritif.

A cette époque l'apéritif c'était l'absinthe, qui avait une si jolie couleur verte, mais qui a exercé bien des ravages aussi bien sur Verlaine que sur d'autres écrivains.

Au café, il rencontre d'autres poètes, et participe à des discussions passionnées sur l'art et la littérature. Il est avec Lecomte de Lisle, l'un des fondateurs du Parnasse, mouvement de poésie qui se veut impassible.

Verlaine publie en 1866 un premier recueil de poèmes intitulés Poèmes Saturniens qui contient déjà des chefs d'œuvre, mais qui ne sont pas entièrement impassibles, car une sensibilité profonde et une musicalité rare y apparaissent souvent.

Le poète cependant devient vite alcoolique. Il a besoin de l'excitation de l'alcool, où il ne se contrôle plus. Il a au surplus perdu son père, qui constituait un frein pour lui.

Pour le moment il continue à mener sa double vie de fonctionnaire et de poète. Et, même en tant que poète, il a un double aspect, une double personnalité :

— La première est sensuelle, vulgaire, un peu facile, usant de jeux de mots, d'argot. C'est à cette veine qu'appartiennent notamment les nombreux poèmes érotiques – dont certains d'inspiration parfaitement homophile – ou d'autres poèmes amusants, comme le fameux poème sur le pal :

Le pal

Est de tous les supplices

Le principal.

Il commence en délices,

Le pal,

Mais il finit fort mal.

— l'autre personnalité est sensible, raffinée, pure, musicale ; c'est à cette veine que se rattachent tant de merveilleux poèmes qui ont fait de Verlaine l'un de nos, plus grands poètes.

Toute sa vie, il y eut chez lui un terrible combat entre diverses tendances aussi profondes les unes que les autres : entre l'alcoolisme, la débauche et la vulgarité d'une part, la vie rangée, la religion d'autre part. Finalement c'est l'alcoolisme et la débauche qui l'emporteront.

De même sa double nature existe au point de vue sexuel. Verlaine a passionnément aimé les garçons, mais il a aussi profondément aimé les femmes, avec son corps et avec son cœur. Dans l'un et l'autre de ces goûts, il y mettait la même violence érotique (Verlaine a commencé l'un de ses poèmes par ces mots : « J'ai la fureur d'aimer ») et la même sincérité du cœur. Il a été vraiment ce qu'Oscar Wilde appelle : « Un bimétalliste ».

Toutefois jusqu'à sa vingt-cinquième année, il semble qu'il ait des habitudes bien ancrées d'homophilie. Est-ce sa laideur qui le rend timide envers les femmes ? En tous les cas, on ne lui connaît pas de maîtresse, mais on le voit toujours avec son bel ami de collège, Lucien Viotti.

Et puis, voici qu'un beau jour de printemps, il rencontre une jeune fille de quinze ans, Mathilde Mauté, sœur d'un de ses camarades de beuveries. Elle est pure, candide et admire le poète déjà connu. Lui tombe éperdument amoureux. Il cesse de boire, mène une vie rangée et finalement le cœur battant fait sa demande en mariage. La famille de la jeune fille hésite un peu. Mais Verlaine représente un beau parti. Il est fonctionnaire, sa mère a quelques ressources. On accepte que le mariage se fasse lorsque la demoiselle aura 16 ans.

Elle était bien innocente, la demoiselle ; un jour, son fiancé l'ayant embrassé sur la bouche, la pauvre se croit enceinte. Quant à Verlaine, il fait de grands projets, de belles promesses. Il va transformer sa vie et il écrit :

Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien

Revoler vers moi qui l'appelle et l'implore,

Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,

Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait à présent des funestes pensées.

C'est l'aventure bien classique des jeunes homophiles qui espèrent que le mariage leur fera oublier leurs penchants.

Et de fait Verlaine, transporté d'amour, épouse Mathilde alors que la guerre de 1870 fait rage. « La nuit de noce, écrit-il plus tard, fut tout ce que je m'en étais promis. »

Mais Lucien Viotti, l'ami d'enfance, désespéré du mariage de son ami, s'engage et bientôt il sera tué dans les combats.

Entre les nouveaux époux l'entente est parfaite, Mathilde, fille de bourgeoise est une excellente femme d'intérieur, et malgré les rigueurs du siège de Paris, soigne son mari. La famine règne, et un jour, elle lui sert un succulent pâté de perdreaux, qu'elle avouera plus tard être fabriqué avec du rat.

Mathilde est enceinte. Mais Verlaine a participé à la Commune, et pour échapper à la terrible répression qui a suivi, il part se cacher à la campagne.

Il revient à Paris lorsque les esprits sont calmés. Il trouve alors, au mois d'août 1871, chez son éditeur, une lettre qui allait bouleverser sa vie.

Elle venait de Charleville et contenait quelques vers qui rendaient un son étrange mais qui éclataient d'originalité et de poésie.

Le signataire, un certain Arthur Rimbaud, âgé de 17 ans, déclarait son ambition de réussir à Paris, et, n'y connaissant personne, demandait au poète déjà connu de le loger et de le patronner.

Qui était donc ce Rimbaud ? Né en 1854 à Charleville, il appartenait à une famille pauvre de cinq enfants. Sa mère, abandonnée par son mari, était autoritaire et flanquait de sévères raclées à ses enfants. Arthur avait été jusqu'à 15 ans, un élève docile et même brillant, il eut un premier prix de latin. Puis brusquement la puberté éclate, il grandit de vingt centimètres en quelques mois, devient effronté, débraillé.

Mais la puberté apportera au jeune garçon un extraordinaire don poétique ; pendant trois ans c'est un véritable feu d'artifice. A 16 ans, lui qui n'avait jamais vu la mer, il écrit le prodigieux Bateau Ivre. Mais à vingt ans tout s'éteint, il n'écrira plus rien.

Pour le moment tout son être est en révolution. Il s'élève avec violence contre toutes les contraintes et tous les préjugés. Il écrit à la craie sur les bancs : « M... à Dieu ». Il rêve de s'évader, fait plusieurs fugues manquées jusqu'au jour où il a l'idée d'écrire à Verlaine, dont la notoriété s'étend.

Ce dernier fut émerveillé par les poèmes du jeune prodige. Il a vite reconnu l'accent du génie, et il lui répond immédiatement par un mot exalté :

« Venez, chère grande âme, on vous attend, on vous admire. » Un mandat est joint à la lettre.

Verlaine communique son enthousiasme à ses amis, au café :

« Je vous annonce, dit-il, la venue d'un poète qui vous épatera et vous enfoncera tous. »

Il est de fait que le jeune Rimbaud devait « tous les épater » mais pas dans le sens où Verlaine l'imaginait.

Celui-ci va attendre impatiemment son hôte à la gare, ne le trouve pas, revient chez lui et voit Rimbaud, arrivé sans aucun bagage, installé sans gêne chez lui. Verlaine a un choc. Il a devant lui un gamin, trop vite poussé, l'air échappé d'une maison de correction, avec de grands cheveux fous, des vêtements trop petits et un visage à la fois pur et crapuleux, ironique et buté.

Timide, renfrogné, insolent, le jeune garçon mange goulûment puis, après dîner, se lève et dit : « Je suis fatigué, bonsoir » et il part se coucher, laissant la pauvre Mathilde stupéfaite et Verlaine fasciné par la personnalité violente qu'il devine chez le jeune garçon et aussi... fort excité.

En effet des sentiments disparus depuis quelques temps, venaient de reparaître ; la vue de l'adolescent, à peine sorti de l'enfance, très beau, écrit Verlaine, « d'une beauté paysanne et rusée », « le visage d'un ange en exil », réveille une excitation physique violente. Au surplus Mathilde est enceinte de huit mois, il est privé sexuellement et dégoûté de l'aspect physique de sa femme.

Evidemment Verlaine ne savait rien de la vie amoureuse de Rimbaud. On n'en a jamais su grand chose en fait On lui prête quelques passions pour des petites filles. Mais le fait est que l'esprit du jeune garçon, révolté contre toutes les habitudes bourgeoises et les idées reçues, est avide de sensations nouvelles et ne veut rien refuser de ce qui lui paraît étrange. Lequel des deux fit le premier pas ? On ne sait ; quoi qu'il en soit, le lendemain de son arrivée, le jeune homme fit... disons une connaissance approfondie de son hôte.

Celui-ci l'entraîne aussi à boire. Mais très vite, dans la débauche, l'élève dépasse le maître, plus seulement sur le plan sexuel ou alcoolique, car en plus il goûte à l'opium, au haschich, au sadisme.

Rimbaud en effet cherche systématiquement à se dérégler : « Le poète, dit-il, se fait voyant, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

Il crache sur toutes les conventions sociales et artistiques ; un jour Verlaine l'emmène au Louvre ; Rimbaud se fatigue vite :

« Sortons, c'est dommage que la Commune n'ait pas brûlé tout ça. »

Le jeune poète est doué d'un orgueil monstrueux. La notion de péché, si familière à Verlaine, n'existe pas pour lui. Il choisit délibérément le mal, et veut trouver en lui seul sa propre règle, sa propre extase, par la débauche systématique ; il veut refuser et oublier toute contingence extérieure, il veut échapper à la vie quotidienne sordide, à son corps souillé pour retrouver un autre moi, une autre personnalité cachée, mais véritable et mystique, en cultivant le dérèglement de tous ses sens.

Il est bien évident que ces manifestations et ces recherches ne pouvaient guère faciliter les contacts sociaux. Mme Verlaine, exaspérée, le mit à la porte. Il partit, non sans avoir cassé quelques objets ni sans emporter un Christ d'ivoire ancien.

Plusieurs amis de Verlaine hébergèrent le jeune poète, mais partout il se livra à des facéties qui le firent vite renvoyer.

Chez Charles Cros, poète délicieux et inventeur du phonographe, il utilise des collections de revues d'Art pour un usage... disons hygiénique. Ailleurs, il se déshabille complètement et secoue sa chemise pleine de poux sur les passants, provoquant par sa nudité et son nettoyage une véritable émeute. Renvoyé, il laisse dans une potiche un souvenir... malodorant. Autre part il se soulage dans les boîtes à lait.

Enfin, Verlaine et ses amis se cotisent pour lui trouver une mansarde, à Montparnasse, rue Campagne-Première.

Un jour, au cours d'une réunion de poètes, Rimbaud s'impatiente parce qu'un récitant parle trop longtemps et il l'interrompt par le mot de Cambronne. Il se fait rappeler à l'ordre. Alors il prend la canne-épée de Verlaine et se jette sur l'un des interlocuteurs, le blessant à la main.

Sa violence et sa méchanceté sont voulues. Il écrit : Voici le temps des assassins. Un jour, au café, pendant que Charles Cros s'est absenté quelques instants, Rimbaud verse de l'acide sulfurique dans le bock de son ami. Heureusement Charles Cros s'aperçut que le liquide bouillonnait ! Le jeune poète était ravi.

Il fait tout par ailleurs pour exciter Verlaine contre sa femme. Il y réussit sans peine ; sous l'influence de l'alcool, Verlaine commence à battre Mathilde. Plus il sent qu'il a tort, plus il est violent.

Elle accouche d'un garçon. Mais cela ne change pas l'attitude du père, de plus en plus attiré par la personnalité ardente de Rimbaud qu'il appelle « l'époux infernal ». Lui-même s'intitule « la vierge folle ».

Il ne va plus au bureau, se néglige physiquement et boit de plus en plus jusqu'à rester continuellement ivre.

Un jour il manque d'étrangler sa femme au cours d'une scène. Celle-ci prend son fils et s'enfuit à la campagne.

Alors Verlaine part vivre dans le taudis crasseux de la rue Campagne-Première, avec « l'époux infernal ».

Le roman de vivre à deux hommes

Mieux que non pas d'époux modèles,

Chacun au tas versant des sommes

De sentiments forts et fidèles.

Mais la mère de Rimbaud, ayant retrouvé sa trace, vient reprendre son fils et l'emmène d'autorité à Charleville.

Alors Verlaine demande pardon à sa femme. Elle revient. Mais une correspondance s'établit entre les deux amis. C'est encore Verlaine qui se montre le plus faible et qui reçoit des remontrances de son cadet ; il lui répond :

« Merci pour ta bonne lettre. Le petit garçon accepte la juste fessée... et n'ayant jamais abandonné ton martyre, y pense avec plus de ferveur et de joie encore, sais-tu bien, Rimbe... C'est ça, aime-moi, protège et donne confiance. Être faible, j'ai besoin de bontés. »

Rimbaud revient. Ils continuent leur étrange liaison. Leurs scènes d'amour étaient souvent des luttes terribles. Ils recherchaient la volupté dans la violence, et même dans les bagarres à coups de couteaux.

Tout ceci fait penser qu'il n'y a rien de nouveau, et que la Fureur de vivre décrite par le cinéma actuel, existe depuis bien longtemps.

Rimbaud est un parfait « blouson noir », seulement il a du génie.

Car pendant tout ce temps-là, il écrit les plus extraordinaires poèmes, d'où toute la poésie moderne est issue : ce sont les Illuminations. Quant à Verlaine, jamais sa poésie, au contraire, n'a été plus pure, plus musicale, plus sensible. Il écrit par exemple :

C'est l'extase langoureuse

C'est la fatigue amoureuse

C'est tous les frissons des bois

Parmi l'étreinte des brises.

Un soir, sa femme est souffrante, Verlaine part chercher le médecin. En route il rencontre Rimbaud qui vient annoncer son départ pour la Belgique. Alors il oublie tout, femme, médecin, et décide brusquement de prendre le train avec son ami, non sans toutefois avoir demandé de l'argent à sa mère. Naturellement il lui dit que sa femme a tous les torts et sa mère le croit.

N'ayant pas de passeport, les deux hommes passent la frontière en fraude, non sans difficultés.

Es effectuent alors une espèce de voyage de noce, à pied, avec de nombreuses haltes dans les bistrots, et couchant au bord des routes. Eux-mêmes s'intitulent « les fils du soleil ».

Verlaine rassure tout de même sa femme qui, le croyant disparu, le faisait rechercher à la Morgue. A la réception de sa lettre, envoyée de Bruxelles, elle prend le train pour aller reprendre son mari. Elle compte sur ses dix-huit ans – car elle n'a que 18 ans – pour reconquérir l'époux volage dont elle ne soupçonne pas encore les goûts.

Effectivement Verlaine, en revoyant sa jeune femme, éprouve à nouveau un désir sensuel, et la réconciliation a lieu sur l'oreiller. Explications, larmes, pardons. Elle lui remet un billet de chemin de fer et le fait monter le soir dans son compartiment. A la station frontière, tout le monde descend pour la visite de la douane. Alors, brusquement Verlaine change d'avis, prend la poudre d'escampette et va rejoindre Rimbaud.

Il écrit alors à sa femme une lettre atroce :

« Misérable fée carotte, princesse Souris, punaise qu'attendent les deux doigts et le pot, vous m'avez fait tout, vous m'avez peut-être tué le cœur de mon ami ! Je rejoins Rimbaud, s'il veut encore de moi après cette trahison que vous m'avez fait faire. »

Cette fois la rupture définitive des deux époux est consommée. La jeune femme commence à comprendre par qui et comment elle est trompée. Elle demande le divorce. Elle ne pardonnera jamais à son mari et refusera jusqu'au bout de lui laisser voir son fils, de crainte du mauvais exemple.

En attendant, le couple masculin continue ses pérégrinations à travers la Belgique, et un beau jour, prend le bateau pour Londres.

Leur vie commune est toujours aussi infernale. Disputes, bagarres, coups. Ils n'ont plus d'argent. Verlaine extorque tout ce qu'il peut à sa mère, qui continue à être aveugle et à accepter toutes les explications.

Mais, malgré tout, l'argent est insuffisant, ils sont dans la misère. Rimbaud, alors, en a assez. Sans argent, « le vieux » comme il l'appelle ne l'intéresse plus ; et puis il le trouve faible, lâche, trop sujet au remords.

Verlaine vivait alors dans la terreur de ce départ. Il acceptait toutes les avanies et la nuit, regardait son jeune ami dormir. Rimbaud un jour lui écrit :

« Comme ça te paraîtra drôle quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille très loin, un jour. Puis il faut que j'en aide d'autres, c'est mon devoir. »

Et il disparaît, laissant Verlaine fou de douleur. Celui-ci tombe malade et écrit à tout le monde qu'il va mourir. Sa mère accourt. Rimbaud revient, s'aperçoit qu'il s'agit d'un subterfuge et repart.

Verlaine s'embarque alors pour Ostende, va reprendre son ami, et finalement le ramène à Londres, où, pour vivre, il donne des leçons de français. Il n'est évidemment pas question pour Rimbaud de travailler. Il se laisse toujours entretenir.

Verlaine a publié Romances sans paroles, chef-d'œuvre de musique et de sensibilité. Rimbaud, lui, jette ses derniers feux, en écrivant Une saison en enfer, dans laquelle il passe toute son expérience de visionnaire infernal et abandonne toutes les règles admises de l'Art poétique.

Ils vivent en ménage, dans un taudis. Un jour Verlaine fait les courses et revient du marché tenant d'une main un hareng, de l'autre une bouteille d'huile. Rimbaud est à la fenêtre et ricane : « Eh la bobonne ! ». Puis, Verlaine poussant la porte, il lui dit textuellement (cela résulte des procès-verbaux) « ce que tu as l'air c... avec ta bouteille et ton poisson ».

Alors Verlaine devient pâle de fureur. Il jette la bouteille et le hareng, redescend l'escalier, court jusqu'au port. Il y a un bateau en partance pour Ostende, il monte à bord, et Rimbaud, qui l'a suivi, effaré, le voit quitter le rivage, malgré les signes qu'il lui fait.

Verlaine a joué à son ami le même tour que celui-ci lui a joué l'hiver précédent, et le laisse sans un sou.

A Bruxelles il écrit à sa mère qu'il veut se suicider. Il achète un revolver. La pauvre femme accourt, affolée. Il a également écrit à Rimbaud, lui parlant de s'engager dans l'armée espagnole qui demande des volontaires.

Rimbaud arrive à son tour. Les acteurs du drame sont présents. L'action est arrivée à son point culminant et le coup de revolver dans la chambre d'hôtel met un paroxysme à cette tragique histoire d'amour.

Voici donc Verlaine en prison. Quel calme soudain après la vie mouvementée des années précédentes ! Et surtout quelle cure forcée de désintoxication alcoolique ! Son inspiration poétique lui revient en abondance et lui dicte d'admirables poèmes qui forment le recueil de Sagesse.

Il revient aussi à la foi catholique avec fougue et certainement avec sincérité. Il est bien difficile, en lisant certains poèmes les plus mystiques qui aient été jamais écrits, d'imaginer que le même homme puisse écrire des poèmes érotiques. Il est vrai que parfois le vocabulaire mystique est le même que le vocabulaire érotique :

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour

Et la blessure est encore vibrante...

O mon Dieu vous m'avez blessé d'amour.

Mais le temps passe et après deux années de détention, il sort de prison en janvier 1875. Il pense toujours à son ami Rimbaud à qui il écrit une longue lettre, sermon édifiant qui se termine par ces mots : « Aimons-nous en Jésus ». Rimbaud ricane en recevant la lettre à Stuttgart où il traînait, apprenant l'allemand. Il donne rendez-vous à son ami, qui accourt, et qui, dira Rimbaud « arrive un chapelet aux pinces... trois heures après on avait renié son Dieu et fait saigner les 98 plaies de Notre Seigneur ».

Le soir, ils sortent ensemble, au clair de lune, sur les bords du Neckar. Mais malgré le paysage poétique, ils se prennent encore de querelle et d'un violent coup de poing Rimbaud assomme son ami, qui sera ramassé le lendemain au petit jour, par des paysans.

Ce fut leur dernière entrevue. Verlaine comprend alors que leur amour est impossible. Il quitte définitivement Rimbaud et s'installe en Angleterre, comme professeur de français dans un collège. Rimbaud essaye à plusieurs reprises d'obtenir de l'argent, mais en vain. Alors le jeune homme comprend à son tour que ce n'est plus la peine d'insister. Il suivra sa propre destinée, voyageant sans arrêt. (Verlaine l'appela : « l'homme aux semelles de vent ».) Il sera à Java déserteur de l'armée néerlandaise, employé de commerce à Aden, explorateur en Abyssinie, trafiquant en Arabie.

Il reviendra en France avec une ceinture remplie d'or, mais ce sera pour y mourir à l'hôpital de Marseille, amputé d'une jambe, à 37 ans.

Il n'avait plus écrit de poèmes depuis son adolescence. De ce voyou génial, de ce trafiquant louche, sa sœur et Paul Claudel ont fait un saint. Peut-être en fut-il un, dans son genre. Les voies du Seigneur sont impénétrables.

En tous les cas son œuvre poétique prodigieuse est là, toujours jeune et explosive et c'est cela qui compte.

Verlaine ne l'oubliera jamais et quand il apprit la mort de son ancien et terrible ami, il trouve des accents déchirants :

On vous dit mort, vous. Que le diable

Emporte avec qui la colporte

La nouvelle irrémédiable

Qui vient ainsi battre ma porte

Je n'y veux rien croire. Mort, vous,

Toi, dieu parmi les demi-dieux !

Ceux qui le disent sont des fous

Mort, mon grand péché radieux.

Tout ce passé brûlant encore

Dans mes veines et ma cervelle

Et qui rayonne et qui fulgore

Sur ma ferveur toujours nouvelle

Mort tout ce triomphe inouï

Retentissant sans frein ni fin

Sur l'air jamais évanoui

Que bat mon cœur qui fut divin

Quoi, le miraculeux poème

Et la toute-philosophie,

Et la patrie et nia bohème

Morts ? Allons-donc, tu vis ma vie

En attendant voici notre Verlaine professeur d'anglais. Il mène une vie exemplaire, prie, ne boit plus. Il revient en France et devient professeur au collège de Rethel dans les Ardennes.

Il a 34 ans. Il fait des efforts pour rester chaste, à force de prières et lutte sans cesse contre sa sensualité dévorante. Et voilà qu'un jour, parmi les élèves de Verlaine, arrive un garçon de 17 ans, Lucien Létinois.

Il est mince, et, écrit le poète :

Fin comme une grande jeune fille

Brillant, vif, et fort, telle une aiguille,

La souplesse, l'élan d'une anguille...

Ta voix grave et basse

Pourtant était douce

Comme du velours.

C'est au surplus un garçon de caractère doux et soumis.

Le professeur tombe vite amoureux de son bel élève, mais pour le moment, il n'éprouve, dit-il, que des sentiments paternels. Lucien remplace le fils qu'on lui cache.

Et de fait Verlaine reste chaste et ne tente rien sur son jeune élève, sur lequel il se contente d'une emprise intellectuelle. Malheureusement Lucien échoue à son brevet et Verlaine est renvoyé du collège à la fin de l'année scolaire.

Il en profite pour partir en Angleterre et il emmène Lucien, avec l'accord de ses parents.

Et le soir de Noël dans une chambre de Londres, Verlaine ne peut plus résister. Le désir balaye ses scrupules religieux. Lucien se laisse faire. Après quoi le remords serre le cœur à tous deux.

O l'odieuse obscurité

Du jour le plus gai de l'année

Dans la monstrueuse cité

Où se fit notre destinée

Et l'affreux brouillard refluait

Semblait un reproche muet

Jusqu'en la chambre où la bougie

Pour quelque lendemain d'orgie

Un remord de péché mortel

Serrait notre cœur solitaire...

Mais Lucien semble répondre à l'amour du poète, même sur le plan physique. C'est un garçon simple, gentil et sans complications ; quel changement par rapport à Rimbaud !

Ils reviennent en France, et le poète avec l'argent de sa mère, achète une ferme dans les Ardennes, où il vit avec Lucien et les parents de celui-ci, qui trouvent tout cela très bien.

Lucien travaille aux champs. Le poète, lui, n'est pas très porté sur les durs travaux agricoles. Il regarde faire et attend la veillée, calme, au coin du feu. Jamais Verlaine n'aura connu pareil bonheur, pareil équilibre.

Le petit coin, le petit nid

Que j'ai trouvés,

Les grands espoirs que j'ai couvés,

Dieu les bénit.

Les heures des fautes passées

Sont effacées

Au pur cadran de mes pensées.

Malheureusement Lucien est appelé à faire son service militaire. Verlaine le suit fidèlement et trouve une chambre à côté de la caserne. Ils sont ainsi réveillés par la même sonnerie de clairon, le matin.

Je te vois encore à cheval

Tandis que chantaient les trompettes,

Je te vois toujours en treillis

Comme un long Pierrot de corvée...

Lucien libéré, ils retournent à la ferme. Mais le poète n'a guère de sens pratique. Il empêche Lucien de travailler, l'emmène au cabaret ; il dépense sans compter, fait des dettes, néglige les recettes, et finalement l'huissier arrive avec les commandements. Il fallut vendre la ferme.

Notre essai de culture eut une triste fin

Mais il fit mon délice un long temps et ma joie.

Verlaine revient à Paris, suivi de toute la famille Létinois, parents et fils. Cependant ils ne peuvent habiter ensemble. Le poète va vivre avec sa mère, toujours aussi aimante. Le jeune garçon travaille et vient chaque dimanche rendre visite à son ami qui habitait alors Auteuil.

Ami, te souvient-il, au fond dit paradis

De la gare d'Auteuil et des trains de jadis...

...Combien pourtant je me rappelle...

Ta grâce en descendant les marches, mince et leste

Comme un ange le long de l'échelle céleste.

Nous sommes en 1882. Le poète a été oublié à Paris. Il renoue quelques vieilles amitiés, essaye du journalisme.

Mais un jour une affreuse nouvelle vient le frapper : Lucien est à l'hôpital, atteint de typhoïde. Verlaine s'y précipite. Lucien est perdu et, quelques jours après, meurt dans les bras de son ami :

Tu mourus dans la salle Serre

A l'hospice de la Pitié...

Verlaine fut fou de douleur :

Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi

Je vous offre les pleurs d'un cœur presque parjure,

Vous châtiez bien fort et parferez la foi

Qu'alanguissait l'amour pour une créature...

...Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez

...Mais quelle horreur de suivre, ô toi, ton blanc convoi

...Cela dura six ans, puis l'ange s'envola

Dès lors je vais hagard et comme ivre. Voilà.

L'amour de Lucien avait transformé la vie de Verlaine. Ce fut son dernier havre de bonheur.

La mort de Lucien va rejeter le poète dans l'instabilité, la boisson et la débauche.

Il quitte Paris, va se fixer dans les Ardennes, avec sa mère qui le suit toujours : il écrit alors, à la mémoire de Lucien, d'admirables et pathétiques poèmes, publiés sous le titre : Amour (au singulier) d'où sont extraits les vers cités ci-dessus et qu'il faudrait pouvoir reproduire en entier car ils constituent les plus beaux poèmes homophiles qui existent.

Malheureusement, il a recommencé à se saouler. Il se lie au cabaret avec de jeunes garnements auxquels il paye à boire pour pouvoir, ensuite, derrière les buissons, prendre rapidement son plaisir avec eux. Il demande sans cesse de l'argent à sa mère. Un jour, excédée, elle refuse ; dispute, menaces, coups. Terrorisée, elle va se réfugier chez des voisins. Verlaine porte plainte contre eux pour séquestration. Naturellement c'est lui qui est condamné à un mois de prison.

Quand il en sort il reprend sa vie de vagabond misérable, se faisant offrir à boire. On se moque de lui, mais il est toujours à l'affût des occasions sensuelles.

Rôdeur vanné, ton œil fané

Tout plein d'un désir satané,

Quand passe quelqu'un de gentil,

Lance un éclair, comme une vitre.

Reconnaissons au passage le fameux coup d'œil des homophiles, que Proust décrit si bien en parlant du baron de Charlus.

Mes amants n'appartiennent pas aux classes riches

Ce sont des ouvriers faubouriens ou ruraux

Leurs quinze, et leurs vingt ans sans apprêts sont mal chiches

De force assez brutale et de procédés gros.

Je les goûte en habit de travail, cotte et veste,

Ils ne sentent pas l'ambre et fleurent de santé.

Pure et simple...

Mais la santé de Verlaine se détériore, il doit rentrer à Paris, avec sa mère qui, naturellement a tout pardonné.

Ses jambes enflent, on le porte à l'hôpital. Pendant ce temps, la pauvre femme, âgée de 73 ans, attrape une pneumonie, et meurt sans que son fils puisse la voir ni assister aux funérailles.

Le poète n'a que 42 ans. C'est déjà physiquement un vieillard, usé par la boisson. Il commence également à décliner intellectuellement, ses poèmes diminuent de valeur.

En revanche, son œuvre poétique commence à être connue, et sa renommée grandit, au fur et à mesure qu'il s'enfonce dans la misère, l'alcool et la débauche.

Car une seule chose en lui n'est pas atteinte, mais au contraire semble augmenter avec l'âge : c'est la sexualité. Il est perpétuellement en état d'excitation sensuelle. Sa recherche érotique devient forcenée. Mais alors il revient complètement aux femmes, dont il chantera le corps de manière érotique et lyrique dans Odes en son honneur.

Il vit du reste en ménage avec une prostituée qui va chaque soir faire le trottoir.

Mais le poète est de plus en plus malade. Il est syphilitique au dernier degré, diabétique, atteint de cirrhose du foie, d'hypertrophie cardiaque et d'hydarthrose du genou.

En dix ans il passera quatre ans dans divers hôpitaux. Il est vrai qu'il y prend goût car il y est chauffé, nourri ; les médecins, qui le connaissent maintenant comme un poète célèbre, sont aux petits soins pour lui. Il reçoit à l'hôpital la visite de personnages illustres, d'écrivains connus.

Quand il sort de l'hôpital, on peut le voir, dans les cafés du boulevard Saint-Michel, siroter son absinthe. Les étudiants le connaissent et le vénèrent. Grisé par cette gloire, il pose sa candidature à l'Académie Française, sans avoir aucune voix, naturellement.

Il dépense en femmes et en boisson tout ce qu'il gagne, il est constamment en quête d'argent qu'il emprunte partout où il peut. Le comte Robert de Montesquiou, homophile célèbre de la Belle Epoque, lui en prêtera avec beaucoup de générosité.

Il vit alors avec deux prostituées, Philomène Boudin, dite Esther, et Eugénie Krantz, dite : Mouton. Elles le grugent, lui soutirent tout ce qu'il gagne. Mais elles entourent le vieux faune d'une atmosphère lourdement érotique dont il ne peut plus se passer. Finies, les amours de garçons. Il écrit :

Non, fou, braque, orgiaques,

En apache, en canaque,

Ivre de tafia,

Nous ne sommes pas l'homme

Pour la docte Sodome

Quand femme il y a.

Il s'installe avec la Mouton dans une chambre misérable au 18 de la rue Descartes. Une nuit d'hiver, le 7 janvier 1896, la prostituée est allée boire un verre chez des voisins ; en rentrant elle trouve dans la chambre glaciale, sur le carreau, Verlaine, mort, tout nu.

Quelle fin misérable pour ce grand poète, dont la destinée fut marquée par une terrible fatalité. Le « pauvre Lélian » fut vraiment un « poète maudit ». Mais que de chefs-d’œuvre qui chantent dans notre mémoire et qui sont la contrepartie immortelle de cette malédiction.

Quel choc nous avons eu, adolescent, lorsque nous avons brusquement découvert la poésie de Verlaine, c'est-à-dire la Poésie tout court, sa musique et sa sensibilité.

Et quel choc, aussi, plus tard, lorsque nous découvrons que Verlaine fut des nôtres, et qu'il déclare dans une profession de foi homophile :

Nous ne sommes pas le troupeau :

C'est pourquoi bien loin des bergères

Nous divertissons notre peau

Sans plus de phrases mensongères.

Amants qui seraient des amis,

Nuls serments et toujours fidèles,

Tout donné sans rien de promis,

Tels nous, et nos morales telles.

Nous comptons d'illustres dieux

Parmi les princes et les sages,

Les héros et les demi-dieux

De tous les temps et de tous les âges.

En ses jours de gloire et de deuil

La Grèce honorait notre grâce

Notre force était son, orgueil

Et le rire fier de sa, face.

Rome aussi nous comblait d'égards !

Nous éclatâmes dans ses thermes ;

Les poètes de toutes parts

Nous célébrèrent, en quels termes !

Chez les modernes, nous avons

Les Frédéric et les Shakespeare.

Nos phalanges en rangs profonds

Allaient nous conquérir l'Empire

Du monde en de très vieux Olim,

Quand, tueurs de femmes et d'hommes,

Les jaloux, ces durs Elohim

Se ruèrent sur nos Sodomes...

Sus aux Gomorrhes d'à côté !

Enfin nous nous retrouvons tous en Verlaine, qui a connu nos joies et nos tourments qu'il a magnifiés dans des vers admirables que l'on trouve dans toutes les anthologies de Verlaine (1) :

Ces passions qu'eux seuls nomment encore amours

Sont des amours aussi, tendres et furieuses,

Avec des particularités curieuses

Que n'ont pas les amours certes de tous les jours.

Même plus qu'elles et mieux qu'elles héroïques,

Elles se parent de splendeurs d'âme et de sang

Telles qu'auprès d'elles les amours dans le rang

Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,

Que vains proverbes, que riens d'enfants trop gâtés.

« Ah les pauvres amours banales, animales,

Normales ! Gros goûts lourds ou frugales fringales,

Sans compter la sottise et des fécondités ! »

Peuvent dire ceux-là que sacre le haut Rite

Ayant conquis la plénitude du plaisir

Et l'insatiabilité de leur désir

Bénissant la fidélité de leur mérite.

La plénitude ! Ils l'ont superlativement :

Baisers repus, gorgés, mains privilégiées

Dans la richesse des caresses repayées,

Et ce divin final anéantissement !

Comme ce sont les forts et les forts, l'habitude

De la force les rend invaincus au déduit.

Plantureux, savoureux, débordant, le déduit !

Je le crois bien qu'ils l'ont la pleine plénitude !

Et pour combler leurs vœux, chacun d'eux tour à tour

Fait l'action suprême, à la parfaite extase,

Tantôt la coupe ou la bouche, et tantôt le vase.

Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.

Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de crises,

Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d'heureux

Bras las autour du cou, pour de moins langoureux

Qu'étroits sommeils, à deux, tout coupés de reprises.

Dormez les amoureux ! Tandis qu'autour de vous

Le monde, inattentif aux choses délicates,

Bruit ou gît en somnolences scélérates,

Sans même, il est si bête ! être de vous jaloux.

Et ces réveils francs, clairs, riants, vers l'aventure

De fiers damnés d'un plus magnifique sabbat !

Et salut, témoins purs de l'âme en ce combat

Pour l'affranchissement de la lourde nature.

Arcadie n°79/80, René Soral (pseudo de René Larose), juillet/août 1960


(1) Cependant certains poèmes très érotiques sur les garçons publiés sous le manteau, et réunis sous le titre Hombres ne figurent pas dans les recueils de poèmes de Verlaine. Ils sont en effet tellement érotiques que nous ne pouvons même pas nous permettre de les reproduire dans cette revue.

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