M&mnoux, Lionel Labosse (2018)
« M&mnoux » (lire « même nous ») est construit à partir de l’histoire de la grand-mère de l’auteur Irma Martin (1906-2010) et de son mari Maxime Olivier (1900-1973). Ce roman retrace plus d’un siècle de vie haut-patatoise. La Haute-Patate est le surnom de la Haute-Saône, et le titre « M&mnoux » est la déformation du village de Menoux.
« Nul traumatisme dans mes premières années, alors pourquoi éprouver […] cette impression d'une enfance dissimulée dont si peu me reste & cette impossibilité d'écrire autre chose ? Quelle dette à régler ? […] Je voudrais faire une chose semblable, à ceci près que je me refuse à romancer. […] Je mis donc ma mère à contribution, qui relaya mes questions à tous les échelons éloignés de la famille & dévida la pelote de ses propres souvenirs […] Me voilà donc havant une mine ancienne. » (pp. 11-12)
Ce livre a nécessité – de la part de l’auteur – de nombreuses rencontres avec des M&mnaoriens (tel est le nom des habitants de M&mnoux) qui ont été informés du projet éditorial dès le départ. Lionel Labosse a ainsi recueilli de nombreux faits ; des secrets également, racontés dans différentes versions suivant les sources… Les résultats trop caractéristiques de son enquête (qui auraient permis de reconnaître untel) ont été “flaubertisés” pour ne porter atteinte à personne. Ainsi, le lecteur découvre des portraits riches et précis d’illustres inconnus. Apparaît du même coup, en creux, un autoportrait sensible de l'écrivain.
« […] je mettrais de l’étoupe quand il y aurait une lacune dans la mémoire de mes ascendants ou autres informateurs, mais jamais leurs informations ne serviraient d’étoupe à mes élucubrations. Pourtant, ici ou là, je n’hésiterais pas à inventer de toutes pièces un épisode symbolique, à attribuer à Paul ce qui advint à Pierre ou à Jacques. […] à part quelques rares anecdotes sensibles, ces mémoires romancés de Haute-Patate ne contiennent guère de faits qui puissent me fâcher avec M&mnoux. » (p. 17)
Lionel Labosse a choisi de classifier son livre comme un roman. Cette classification est peu importante. Ce qui compte, c’est la voix de l’auteur, les images, les comparaisons, l’harmonie… À aucun moment, Lionel Labosse n’a cherché à dépeindre in extenso le réel des habitants du village de M&mnoux. Il joue avec le langage (sa truculence), le fictif, la feinte, le manège, l’artifice... Toute son attention est portée sur la façon dont il a choisi de relater les événements.
« Contrairement à ce qu'on pourrait croire a priori, c'est justement parce qu'il le pratique peu que le locuteur se trompe en patois & non parce qu'il maîtriserait mal le français. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 n'a toujours pas été ratifiée par la France ; la Constitution de 1958 a même été modifiée la même année pour intégrer dans son article 2 la phrase « La langue de la République est le français ». Un quart de siècle plus tard, la ratification est en route, mais paradoxalement, par peur de paraître raciste, on honore davantage les plus exotiques langues ultra-marines, tout en ignorant délibérément des langues métropolitaines qualifiées de patois bien qu'elles possèdent une littérature écrite vieille de plusieurs siècles. Le franc-comtois est une véritable langue romane mâtinée d'influence germanique appartenant à la branche d'oïl, à l'instar du picard, du wallon et du lorrain.
Parmi les autres expressions occasionnelles, on pouvait relever : « T'n'es pas po ? » (T'as pas peur ?), « Pot teu bi » (Porte-toi bien), « I ni peu ran » (Je n'y peux rien), « Kos ke t'fa lai ? » (Qu'est-ce que tu fais là ?), ainsi que l'insulte « Veuille queu » ; « C'est un queu c'té lai » (Vieille queue ; C'est une queue celui-là). Après la guerre, l'épicier Aubry apportait dans sa camionnette à M&mnoux du poisson parmi d'autres denrées inouïes. Irma la vieille s'exclamait alors : « I m'en vé cri mon eran » (Je m'en vais chercher mon hareng). Sans doute dans sa jeunesse, ses parents conservaient-ils un baril de harengs saurs pour l'hiver, marque sociale des gens du bois, seule denrée permise durant le carême avant que le chemin de fer n'apportât le poisson frais. Les barils de harengs venaient de la mer du Nord via le Rhin & la Moselle, & depuis le creusement du canal de l'Est, rejoignaient la Patate & le gosier de ma bisaïeule. » (pp. 444-445)
Plutôt que de parler de fiction biographique, je retiens de son écriture la vie qui nourrit chaque page. Rien de pathétique. Nul égotisme : Lionel Labosse n’a que faire des analyses détaillées de sa personnalité. Aucun culte du moi, seulement une façon fine et sensible de peindre les cœurs humains.
En 29 chapitres qui associent imaginaire et érudition, « M&mnoux » témoigne des individus, des ascendances, des filiations, des lignées, plongeant parfois dans les zones obscures des vies passées mais sans jamais devenir prisonnier de l’existant stupide et violent.
Alors, me direz-vous, quelle utilité à écrire sur des personnes qui ne furent ni des héros ni des modèles ? La réponse est simple. Nul besoin d’exemplarité pour écrire un ouvrage fortifiant. En écrivant des vies, en les « retravaillant », l’auteur offre – à chaque lecteur – une fabrique pour penser littérairement sa propre vie à partir de celles de ses aïeux.
En s’appuyant sur des auteurs classiques (Balzac, Flaubert, Zola…) comme d’écrivains contemporains (Annie Ernaux, Pierre Jourde, Daniel Mendelsohn, Pierre Michon…) [voir bibliographie], tout en gardant son originalité, Lionel Labosse montre que « M&mnoux » est un projet littéraire moral : la littérature se réappropriant la mémoire. Peut-être, y a-t-il, avec son écriture, à découvrir une nouvelle façon de rêver !
Le mérite de ce livre – ce n’est pas le moindre – est de permettre à chacun de s’inventer comme une singularité. « M&mnoux » apporte une pierre dans l’attention à la multiplicité du monde, à la vulnérabilité des hommes, à leur marginalité. Dans une société qu’on juge souvent comme trop individualiste, ce livre, avec la sensibilité de son auteur, redécouvre l’humanisme.
■ M&mnoux, Lionel Labosse, Éditions Publibook, 547 pages, 22 octobre 2018, ISBN : 9782342163759
Quatrième de couverture : « Tu nais quelques jours avant Noël, le 21 décembre 1906. Pour ta mère Rose, ta sœur Blanche, ton père Ernest, tu es leur seul cadeau. Avec Blanche & Irma, la famille Martin avait maintenant deux jambes & deux bras, parents & filles. La vie est dure & l'hiver n'arrange pas les choses, même s'il y a moins à faire à la ferme. Devant mon ordinateur, moi qui n'ai ni télévision, ni tablette, ni four micro-ondes, ni la plupart des gadgets modernes, je peine à imaginer ce qu'on fait de sa vie quand on n'a que ses mains & la terre ; ce qu'on faisait de sa vie à M&mnoux au solstice d'hiver en 1906. Il n'y a dans les archives familiales aucune trace photographique de ces temps de vaches maigres ; et d'ailleurs, les photos heureuses ne sont-elles pas trompeuses ? Quand même, maigres ou pas, les vaches ne se traient pas toutes seules, pas plus que le foin ne se fauche, et l'Ernest & la Rose s'y relaient. Ces trois premières années furent-elles le temps le plus heureux de ta vie ? Que sais-je des maladies auxquelles tu échappas ? Quand on survivait un an à l'époque, quand on survivait vingt ans, on avait une chance de durer cent ans. La naissance & la première année de vie vous avaient des airs d'extrusion ; cela vous faisait un rail raide comme un roc & plus un tic-tic jusqu'à la mort. »
Du même auteur : Karim & Julien - Le mariage de Bertrand (20 nouvelles gaies et néanmoins satiriques)
Lien vers la présentation de "M&mnoux" par son auteur sur son site