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La Russie des artistes homosexuels avant et après la révolution russe

Publié le par Jean-Yves Alt

Jamais comme au début du XXe siècle on n'a vu, du fait du relâchement de la censure tsariste après la Révolution de 1905, un tel foisonnement d'écrivains homos. Les fleurons en sont Mikhaïl Kouzmine (1872-1936), Nicolaï Kluev (1887-1937), le poète symboliste Viatcheslav Ivanov (1866-1945), Lydia Zinovieva-Annibal, auteur de récits et de romans sur des thèmes lesbiens et Sergueï Essenine (1895-1925), qui se suicida à trente ans.


Auteur d'un roman « Les Ailes » (Kryl’ya, 1906), qui est une sorte d'Éducation sentimentale homosexuelle, et de nombreux poèmes, Mikhaïl Kouzmine occupait une place de premier choix dans les lettres russes du début du siècle. Amoureux du beau style élégant et clair, il a chanté l'art du bien vivre et les jeux de l'amour, surtout entre hommes.

« Un inconnu se baigne

En cachette dans l'eau.

Naïvement il promène

Un regard inquiet.

Pas la peine de cacher

Ta nudité pudique,

Les passants du pays

N'ont pas souci de toi.

Un bref signe de croix,

Avant de plonger de la berge...

Tu serais plus malin,

Tu jouerais à Narcisse. »

Mikhaïl Kouzmine

in La truite rompt la glace, Éditions ErosOnyx, 2017


Plus rustique, la poésie de Nicolaï Kluev est constamment empreinte d'un certain mysticisme paysan. Évoquant la vieille Russie traditionnelle, Kluev aura toujours des amants d'origine paysanne, tel le poète Sergueï Essenine. Il saluera la Révolution d'Octobre et l'avènement des bolcheviques, croyant trouver en Lénine un nouveau tsar-paysan prêt à sauvegarder les traditions russes. Il sera vite désillusionné. Dénoncé dans la presse, principalement pour ses orientations sexuelles, il ne pourra plus publier vers le milieu des années 20. Arrêté en 1933, il sera condamné à plusieurs années de camp de travail. Trimbalé d'un coin à l'autre de la Sibérie, il mourra d'une attaque, dans un train archi-comble, en 1937.

« Cet homme aux yeux verts

Sent le gingembre et la menthe.

Quel Tigre et quel Euphrate

Coulent dans le sang de ses veines ?

N'y a-t-il pas un coucher de soleil du désert dans le lobe de ses oreilles.

Des léopards s'abreuvant à leur source ?

Dans les aigres bourgeons des trembles

Il y a un vinaigre biblique de la suffocante Chaldée.

Les cris d'une guilde de charpentiers russes

Sont un écho d'un campement arabe.

Dans une tempête de neige lapone on discerne

La danse coralline d'un africain.

Coraux et cuir russe

Autant de causes des débordements printaniers de la poésie.

Dans une chapelle orthodoxe, un mufti vêtu à la manière arabe

Est en larmes sur un ancien livre liturgique.

C'est une rencontre, parmi nos sillons natals,

De grain et de mamelons de terre.

Dans les orbites de cet homme, comme des étoiles,

Il y a une verte flamme nocturne,

Comme si parmi des forêts de bambou

De petits tigres étaient sortis furtivement sur les traces de leur mère,

Comme si sur des saules blancs, furieusement,

Du gingembre et de la menthe chilienne avaient poussés. »

Nicolaï Kluev (1924)


Sergueï Essenine, qui fut l'amant de Kluev, épousera par la suite la célèbre danseuse Isadora Duncan.

« La pluie d’hier n’est pas encore sèche

Et l’herbe est toujours une eau verte !

Champs labourés et laissés, tristes,

L’arroche se flétrit, se flétrit.

Je rôde par les rues et les flaques ;

Jour d’automne craintif et sauvage.

Dans chaque visage rencontré,

Je voudrais saisir ta chère image.

Tu regardes de vagues contrées,

Plus énigmatiques et plus belles.

Pour toi seulement notre bonheur,

Mon amitié te reste fidèle.

Que par la volonté de Dieu

La mort vienne fermer tes yeux :

Telle une ombre dans un champ pur,

Je vous suivrai, je te le jure. »

Sergueï Essenine (1916)

in Poèmes (1910-1925), Éditions La Barque, 2017

Sergueï Essenine - Pluie d'hier - 1916

Sergueï Essenine - Pluie d'hier - 1916

En 1925, Sergueï Essenine, alors qu'il avait à peine trente ans, se suicidera (c'est la version officielle), laissant ce message (écrit avec son propre sang ?) à Nicolaï Kluev :

« Au revoir, mon ami, au revoir,

Mon tendre ami que je garde en mon cœur.

Cette séparation prédestinée

Est promesse d’un revoir prochain.

Au revoir, mon ami, sans geste, sans mot,

Ne sois ni triste, ni chagrin.

Mourir en cette vie n'est pas nouveau,

Mais vivre, assurément, n'est pas plus neuf. »


Ni franchement révolutionnaires, ni vraiment réactionnaires, mais plutôt individualistes, ces artistes homosexuels du début de ce siècle ne formeront pas un groupe à proprement parler.

Appartenant chacun à différentes écoles, ils diront leur vérité jusque vers 1922, date à laquelle les bolchéviques, qui ont commencé à régler les problèmes les plus urgents, s'occupent d'eux. À partir de cette année-là, en effet, l'homosexualité, preuve de la décadence bourgeoise va disparaître peu à peu de l'art soviétique.

Les artistes homosexuels, en général, rentrent dans les rangs, tel Kuzma Petrov-Vodkine (1878-1939), célèbre peintre de nu masculin qui se marie après la Révolution et ne peint plus que des portraits de sa femme ou des scènes du monde rural.

Kuzma Petrov Vodkine – Les garçons qui jouent – 1911

Kuzma Petrov Vodkine – Les garçons qui jouent – 1911

Certains artistes, plus « malins », comme le grand cinéaste Eisenstein, se contenteront d'être homosexuels à Paris ou au Mexique et orthodoxes à Moscou.

Ceux qui ne peuvent pas « dissimuler » connaîtront un plus triste sort. Kluev finira au goulag et Kouzmine cessera de publier après les années 20. Vivant à Leningrad, ce dernier se contentera de traduire Shakespeare.

Difficile d'être homosexuel et de surcroît poète (c'est-à-dire un homme qui par excellence dit toujours la vérité) dans la Russie soviétique.


Lire aussi un poème du poète russe du XIXe : Ivan Tourgueniev (1818-1883)


Bibliographie :

■ Sur Mikhaïl Kouzmine :

* La truite rompt la glace, (Forel’razbivayet lod), Mikhaïl Kouzmine, traduit du russe par Serge Lipstein, postface de Pierre Lacroix, notice biographique d'Yvan Quintin, Éditions ErosOnyx, édition bilingue, 94 pages, mars 2017, ISBN : 9782918444336, 16€

* Mikhaïl Kouzmine, Vivre en artiste (1872-1936), de John E. Malmstad et Nicolas Bogomolov, traduit de l'anglais par Yvan Quintin, avec la collaboration de Pierre Lacroix et de Serge Lipstein, Editions ErosOnyx, coll. « Documents », 478 pages, 15 octobre 2018, ISBN : 9782918444367, 25 €

■ Sur Nicolaï Kluev : lire la thèse de Daria Sinichkina (2016)

■ Sur Sergueï Essénine : Poèmes (1910-1925), Édition bilingue. Traduction & postface Christian Mouze. Éditions La Barque, 128 pages, 2017, ISBN : 9782917504130, 18€

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