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« L'homosexualité » dans « La comédie humaine » de Balzac

Publié le par Jean-Yves Alt

De la trilogie de Balzac (Le père Goriot, Les Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes) émerge un personnage bon et vil à la fois, misérable et fastueux, fréquentant les banquiers mais aussi les escrocs, prêt à tout, à mentir, à prostituer, à assassiner…

Cet homme qui brille d’une lueur si étrange, c'est Vautrin, le forçat évadé d'une vigueur physique et d'une énergie presque surhumaines, l'amoureux de Lucien de Rubempré : il est le premier personnage homosexuel de la littérature française. Une homosexualité noire, criminelle, bagnarde, des bas-fonds.

Dans "Les Illusions perdues", Vautrin n'apparaît qu'à la fin même si les lecteurs de Balzac savent qu'il est déjà présent dans le Père Goriot, où il propose à Rastignac l'alliance qu'acceptera Rubempré et que le jeune ambitieux refuse, effrayé.

"Les Illusions perdues" racontent d'abord les malheurs du beau-frère de Rubempré, inventeur naïf et trop honnête, roulé par des escrocs. Lucien de Rubempré est un jeune homme d'une beauté radieuse. A Angoulême, sa ville natale, il est devenu l'amant d'une femme de la société, espèce de Bovary avant la lettre, qui un beau jour part pour Paris qu'elle croit plus digne d'elle et l'entraîne dans son sillage.

C'est alors que le roman justifie pour la deuxième fois son titre : après l'inventeur, c'est au tour des amants de perdre leurs illusions. Lui s'aperçoit que son idole n'est qu'une femme qui s'habille mal et elle que son amant n'est qu'un petit provincial. Mais Lucien, qui a séduit une actrice, servi par la chance et par ses facilités, fait une carrière foudroyante dans le journalisme. Et c'est l'occasion pour Balzac de brosser un tableau impitoyable du monde de l'édition et des gazettes de son temps, avec leurs magouilles éhontées, leurs veules copineries et leurs compromissions.

Ceux-là mêmes qui avaient humilié Lucien lui font miroiter fallacieusement la promesse d'une ordonnance royale qui lui permettrait de porter le nom de sa mère née dans la noblesse. Fasciné, il accepte et passe avec armes et bagages à la presse gouvernementale. Mais cette trahison achève de lui créer une nuée d'ennemis, déjà rendus enragés par sa beauté et ses succès. Il tombe naïvement dans un piège et se retrouve bientôt tel qu'il était à son arrivée à Paris : presque seul et cousu de dettes. Il revient à pied à Angoulême, et, apprenant que son beau-frère l'inventeur est en prison à cause de traites où il a imité sa signature, il veut se suicider.

"Splendeurs et misères des courtisanes" est la suite directe des "Illusions perdues".

Au moment où Lucien va aller se noyer dans un coin de campagne, passe un prêtre espagnol qui a mis pied à terre pour laisser reposer le cheval de sa voiture. Frappé par sa beauté et son désespoir, il fait raconter son histoire au jeune homme et lui propose le pacte naguère proposé par Vautrin à Rastignac (ce prêtre n'est autre que Vautrin) : la fortune, le succès, à condition que Rubempré suive aveuglément toutes ses directives.

D'abord surpris, effaré, Lucien cède d'autant plus facilement que l'abbé lui tend la somme que représentent les fatals billets à ordre. Le couple étrange galope vers la capitale.

Lucien, propulsé par l'abbé, ne tarde pas à redevenir un des dandys les plus en vue. Il s'amourache d'une prostituée de haut vol, Esther, d'une beauté aussi exceptionnelle que la sienne. Mais il a la mauvaise idée de convoiter la main d'une fille laide de la plus grande aristocratie, Clotilde de Grandlieu. Vautrin en prend prétexte pour séparer les deux amants : il faut qu'aux yeux du monde Lucien soit irréprochable. Il expédie Esther dans un couvent, puis, voyant son protégé inconsolable, lui permet de revenir, à condition qu'elle ne sorte que la nuit. Un soir, au bois de Boulogne, un grand financier juif, l'aperçoit et devient éperdument amoureux d'elle. Vautrin comprend tout de suite qu'il a trouvé là le moyen de continuer à soutenir le train fastueux de Lucien. Esther, en se refusant, arrive à lui soutirer des sommes énormes qui vont servir à racheter la terre familiale des Rubempré.

"Splendeurs et misères des courtisanes" n'est pas un roman homosexuel. Ce qui a intéressé Balzac, ce sont les rapports de force qui s'établissent entre Lucien et son protecteur.

Le génie de Balzac a merveilleusement saisi que le sentiment paternel est l'élément essentiel de la passion qu'éprouve le faux abbé.

Il faut que Lucien ait dans la vie tout ce que lui n'a pas eu. « Il est mon beau moi. », dit-il de façon saisissante. « Si l'on me reprenait, si l'on me mettait aux fers, j'y resterais tranquille en me disant : il est au bal, il est à la cour. Mon âme triompherait pendant que ma guenille serait livrée aux argousins. » Mais cette passion n'est nullement partagée.

Rubempré est une nature féminine, indécise, à la fois ambitieuse et faible, mais sur le plan sexuel il n'est nullement intéressé par son propre sexe.

Bien que Balzac soit d'une extrême discrétion à ce sujet, Lucien mentionne avec horreur et de façon très allusive les concessions auxquelles l'obligent sa liaison et que l'on peut imaginer. C'est même un amant accompli, puisque non seulement l'actrice Coralie et Esther, mais aussi une femme du monde sont folles de lui. Il n'en est pas moins complètement dominé par le faux abbé.

C'est en effet Vautrin qui domine tout le livre. D'une activité inlassable, d'une absence de scrupules totale, il utilise Esther exactement comme les maquereaux utilisent les filles qu'ils protègent. Misogyne, dominateur, volontiers sarcastique, il est à tous égards la bête dans la jungle.

La seule faiblesse de Vautrin, c'est Lucien, et elle le mènera à sa perte.

Lui si lucide ne verra pas combien les ambitions de son protégé sont insensées. Lorsqu'il se retrouve en prison, un autre suspense succède au premier : le faux abbé sera-t-il trahi par des malfrats eux aussi incarcérés et qu'il a lui-même trahis en gardant pour lui le butin que des condamnés, sur la foi de son prestige, lui avaient confié ?

Balzac audacieux

Vautrin apprend que son ancien compagnon de chaîne va être guillotiné. Théodore Calvi, à qui les autres prisonniers donnent un prénom féminin (Madeleine), est au point de vue physique une étonnante préfiguration des jeunes et beaux condamnés à mort de Jean Genet. Après avoir raconté à Vautrin les circonstances du crime pour lequel il va être envoyé à l'échafaud, il avoue :

« J'ai commis la sottise de déployer tout ce talent pour mille écus. »

« Non, pour une femme !, reprit Jacques Collin [vrai nom de Vautrin]. Quand je te disais qu'elles nous ôtent notre intelligence. »

Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris.

« Tu n'étais pas là, répondit le Corse [Théodore Calvi], j'étais abandonnée. »

« Et tu l'aimes, cette petite, demanda Jacques Collin, sensible au reproche que contenait cette réponse. »

« Ah, si je veux vivre, c'est maintenant pour toi plutôt que pour elle. »

« Reste tranquille. Je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort. Je me charge de toi. »

in Splendeurs et misères des courtisanes, 4ème partie : La dernière incarnation de Vautrin

Et en échange des lettres brûlantes adressées à Lucien par deux femmes du plus grand monde, Vautrin obtient la grâce de sa Madeleine.

Balzac pouvait-il être plus explicite à une époque où le jeune marquis de Custine avait vu toutes les portes se fermer devant lui après avoir reçu – une terrible volée – des soldats qu'il avait dragués à Saint-Denis ?


Lire aussi l'article de Lionel Labosse sur son site altersexualite.com


Lire aussi : En tous genres dans la fiction balzacienne par Michael Lucey et Mireille Labouret


Lire encore : Espace d'or, d'argent, d'azur dans « La comédie humaine » par Jean-Louis Verger

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