La mémoire brûlée, Jean Noël Pancrazi
"La mémoire brûlée" (roman paru la première fois en 1979) est un livre de la passion sur fond d'absence, puisque c'est l'histoire, schématiquement, de Pierre laissé seul par le départ de Luis. Donc, effectivement, tout le texte tourne autour de cette absence.
Cela dit, on y trouve aussi une mise en accusation de la société puisque Pierre découvrira peu à peu que chacun, parent, ami, ou pseudo-ami, avait une raison particulière de le séparer de Luis. Et cette prise de conscience que chacun a joué, un rôle plus ou moins avoué, plus ou moins clair, dans leur séparation, l'amènera à une attitude de révolte face à la société dans son ensemble.
Extrait :
Oui, tu revois, comme s'ils étaient là, devant toi, leurs regards de complicité, leurs mains s'agitant de satisfaction, leurs visages ravis de découvrir ensemble ces signes annonciateurs du destin de Luis :
Ses refus, ses emballements démesurés, sa nervosité soudaine, ses crispations, ses supériorités insensées, ses défis inconcevables sa mythomanie, ses excès, son instabilité - voilà ce qu'ils vont relire interpréter, reconstituer. Ne voyant dans tout ce qui n'était alors que ses bouffonneries à Luis, ses rires, son ironie, son ennui, son impatience, sa tristesse, ses replis ou ses éclats devant l'arrogance de la bêtise. que les marques d'une dérive, d'un insupportable malaise, les preuves de ce qu'ils penseront être vraiment une grave « maladie», se gardant bien pourtant d'en prononcer le mot par crainte de passer à leurs propres yeux pour trop rétrogrades, « vieux jeu ». Ils pourront même avoir pour lui, à l'occasion, de la pitié (faisant attention de ne pas verser quand même, ne serait-ce que fugitivement, dans le mépris ; leur éducation, leur tact et leur libéralisme le leur défendant), déplorant la faiblesse de quelqu'un qui, au fond, n'a pas eu assez de volonté, car au lieu de se laisser aller il aurait pu, s'il avait voulu, s'en sortir ; oui, il aurait pu, avec davantage de courage. [page 101]
Le livre est centré sur la mémoire : le souvenir des instants heureux que Pierre a passés avec Luis martèle, donne le rythme à tout ce roman qui est marqué du sceau de l'absence qui ne laisse après elle qu'une mémoire brûlée.
Les gens inachevés sont les gens vulnérables.
Parce que cet inachèvement est richesse, condition première d'existence. Et parce que, si un amour homosexuel qui ne reproduise pas le modèle hétéro est possible, c'est uniquement dans la fidélité à cet inachèvement. Pierre l'expérimente cruellement, de sa séparation avec Luis à leurs retrouvailles.
Luis était désancré avant tout parce qu'il était homosexuel, mais pas uniquement parce que c'est quelqu'un qui commet des absences répétées. Donc, à sa manière, Luis est un nomade.
La « raison certaine » est assimilée à un mensonge auquel l'auteur oppose la quête de soi qui s'effectue dans ce qu'on nomme dérive et qui n'en est peut-être pas exactement une car un des thèmes du livre est de voir combien des personnages qui affichent une raison sereine, souveraine, ont chacun des lézardes qu'ils essayent de masquer :
A la limite, ce sont ceux qui veulent donner l'apparence de la quiétude et de la raison qui fuient et se fuient le plus.
■ La mémoire brûlée, Jean Noël Pancrazi, Editions du Seuil, Collection Points, 1999, ISBN : 2020211440
Du même auteur : Les quartiers d'hiver - L'heure des adieux - Madame Arnoul