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Tonio Kröger de Thomas Mann [1903]

Publié le par Jean-Yves Alt

"Tonio Kröger" est, à double titre, une œuvre de jeunesse de Thomas Mann. D'abord, il l'écrit en 1903, à l'âge de 28 ans, juste après la grande fresque des "Buddenbrook", ensuite, il y évoque ses premiers émois amoureux, son adolescence tourmentée et solitaire.

La dimension autobiographique du livre est aujourd'hui largement avérée, qu'il s'agisse de son amour pour Hans Hansen (lire, à ce sujet, l'extrait d'une lettre de Thomas Mann publié ci-dessous), de son enfance à Lübeck, de son voyage au Danemark... Mais au-delà de la genèse de l'œuvre, Tonio Kröger échappe au singulier et atteint à l'universel. C'est de ce passage de l'anecdote à la littérature que naît toute la richesse du livre et lui donne cette qualité d'émotion qui en fait le charme et le prix.

L'amour pour Hans

Cette longue nouvelle est certainement l'une des clés de l'œuvre romanesque de Thomas Mann. Son propos essentiel se retrouve en filigrane dans tous ses livres : le déchirement, ressenti par le créateur, entre le désir du bonheur et la malédiction de l'art. Dans un long monologue adressé à son amie et confidente Lisaveta Ivanovna, Tonio Kröger parle avec infiniment de justesse et de sincérité de ce qu'il entrevoit comme la véritable nature de l'artiste. Ce portrait terriblement lucide du créateur, en l'occurrence de l'écrivain, en retrait du monde, de l'activité quotidienne et insouciante qui poursuit son cours autour de lui, Tonio Kröger y fait écho, à la fin du livre, dans une lettre à Lisaveta où il exprime son inaccessible désir :

« Mon amour le plus profond et le plus secret appartient à ceux qui ont des cheveux blonds et des yeux bleus, aux êtres clairs et vivants, aux heureux, aux aimables, aux habituels.» Cet amour «est fait d'aspirations douloureuses, de mélancolique envie, d'un petit peu de dédain, et d'une très chaste félicité. »

Cette malédiction du bonheur, Tonio Kröger en fait très jeune l'apprentissage, en même temps qu'il apprend la souffrance d'être différent, "comme étranger parmi les autres garçons". A quatorze ans, l'amour qu'il porte à son camarade de classe Hans Hansen, comme lui fils d'une puissante famille de Lübeck, lui fait éprouver douleur et joie mêlées. Il aime Hans pour sa beauté mais aussi parce qu'il apparaissait exactement comme son opposé en tout point. Physiquement, autant Tonio est méridional, fin et rêveur, autant Hans est typiquement nordique, bien découplé, sportif et joyeux.

« Il désirait douloureusement, tel qu'il était, être aimé de lui, et il sollicitait son affection à sa manière, qui était une manière lente, profonde, pleine d'abnégation, de souffrance et de mélancolie, mais d'une mélancolie plus brûlante et plus dévorante que toute l'impétueuse passion que l'on aurait pu attendre de son apparence étrangère. »

Comment ne pas être marqué à vif, sa vie durant, par un tel sentiment, alors que l'on comprend si jeune que celui qu'on aime est le plus faible, et doit souffrir ?

Même si, deux ans plus tard, son amour pour Hans lui apparaît comme celui à d'un petit nigaud et qu'il éprouve une passion muette et malheureuse pour la blonde Ingeborg Holm, Tonio Kröger conservera toute sa vie Ï'empreinte de ce sentiment premier jusqu'à le revivre dans une douce irréalité lors d'un voyage solitaire au Danemark, de nombreuses années plus tard.

Cette fatalité de l'amour secret, jamais exprimé, est, en quelque sorte, le prix que paie l'homme-Tonio Kröger pour que vive l'artiste-Tonio Kröger, et pour qu'existe son œuvre littéraire, reconnue unanimement comme celle d'un écrivain de valeur, pleine d'humour et d'expérience de la souffrance.

Souffrance est, d'ailleurs, le maître-mot d'un livre qui révèle, avec une admirable impudeur, la déchirure intime d'un homme qui a ce courage essentiel de la lucidité, de l'exigence et du renoncement.

■ Tonio Kröger de Thomas Mann [1903], Editions LGF - Livre de Poche, 153 pages, 1978, ISBN : 2253002690

Lettre à un ami

« Nous avons vieilli - pour ma part, vieilli de façon très inattendue. Combien elles sont loin derrière nous, l'enfance et la jeunesse, avec la vue dont tu parles, de ma chambre d'écolier sur le jardin au jet d'eau et au vieux noyer qui joua un rôle dans mes premiers poèmes puérils. Tout ou presque tout est parti, mort, car vivre longtemps signifie survivre à beaucoup, et l'on reste presque le seul, de ces temps de jeunesse ; - un tronc privé de son feuillage. Il n'y a quasiment plus personne avec qui échanger des souvenirs antérieurs ou tout à fait anciens, le « tu te rappelles encore ? ». Je vois qu'en somme, je ne le peux plus qu'avec toi, et il s'avère ainsi que parmi tous les camarades de jeunesse dont tu ne donnes même pas une liste complète, tu as été non seulement le plus résistant mais aussi le plus intelligent et le plus ouvert à la culture. Dans ton énumération, tu passes sous silence (à dessein, sans doute), le nom d'Armin Martens et pourtant il eût mérité un trait rouge. Car celui-là, je l'ai aimé - ce fut en fait mon premier amour, et jamais il ne m'en fut dévolu de plus délicat, merveilleux et douloureux à la fois. Une chose pareille ne s'oublie pas, même si 70 années riches en péripéties ont coulé pardessus. Peut-être est-ce ridicule, mais je conserve comme un trésor le souvenir de cette passion innocente. On comprend trop bien qu'il n'ait su que faire de mon exaltation, que je lui avouai une fois, en un "grand jour". Cela tenait à sa nature - et à la mienne. La passion mourut d'ailleurs toute seule - longtemps avant que lui, dont la puberté avait déjà sensiblement diminué le charme, ne mourut et ne disparût je ne sais trop où, lui le tout premier. Mais je lui ai dressé une stèle commémorative dans Tonio Kröger - une histoire devenue déjà dans maint pays un manuel scolaire allemand (avec vocabulaire) ; et il est étrange de penser qu'aujourd'hui les visages de jeunes Anglais, Américains, Français, Hongrois, se penchent sur les pages qui parlent de lui et de la souffrance que je subis à cause de lui. Etrange aussi de penser que toute la destinée de cet être fut d'éveiller un sentiment, appelé un jour à devenir un poème durable. »

■ Lettres de Thomas Mann 1948-1955, Editions Gallimard, Collection Du Monde Entier, 656 pages, Traduit de l'allemand par Louise Servicen, 1973


Du même auteur : Le mirage - Journal [1918-1921, 1933-1939] - Sang réservé, suivi de Désordre

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J
Comment est-il possible que cet excellent site si exhaustif soit dépourvu du chef d’œuvre moderne sur la Beauté (masculine), à savoir « La Mort à Venise » de Thomas Mann ?
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J
Vous avez raison... Sauf que ce blog n'a rien d'exhaustif. <br /> Le roman de Thomas Mann n'est pas chroniqué. Seulement l'adaptation cinématographique de Visconti.<br /> Je suis désolé.
J
À signaler que l’illustration de couverture de ce roman de Thomas Mann dans la collection du Livre de Poche est signée Gaston Goor.
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J
Merci pour cette précision.