Homosexualité et Révolution, Daniel Guérin
Daniel Guérin, historien de combat avait une plume d'artisan consciencieux. Raison de plus, pour tous ceux qui n'ont pas connu la gravité de l'Histoire, d'aller y voir.
« L'orgasme va de pair avec la furia militante » (p. 10), écrit Daniel Guérin. Cet aphorisme peut faire sourire aujourd'hui, et pourtant il a la profondeur d'une sentence biblique. Guérin a vu déferler en France les soldats nazis, au « harnachement » desquels, écrit-il, il n'a « pas été insensible » (p. 13). Comment réagirait la multitude des gays français si un tel évènement venait à se reproduire ? Guérin laisse entrevoir la réponse : les gays se scinderaient en deux clans irréconciliables, prêts à s'entretuer. Ceux, comme Guérin, qui pensent que « l'orgasme va de pair avec la furia militante » et que l'instinct de justice transformerait en antinazis militants, tout en admirant de loin leur sex-appeal. Et les autres qui se rouleraient sur leur couche. C'est que, pour Guérin, la flamme de la justice, de l'honneur, passe devant le prurit sexuel. Ainsi, à La Ciotat, un été, devant les chantiers navals, il assiste à une charge de policiers contre des manifestants. Il ne s'extasie pas devant leur uniforme, leur furia. Il les traite de « gardes-chiourmes » (p. 14), et se voit traîner en correctionnelle où il est condamné à une forte amende.
Guérin a tenu à moraliser le débat sur l'homosexualité. C'est ainsi qu'il dénonce les mœurs crapuleuses de notoires homosexuels qui, sous le règne de l'argent facile, sévissent chez les « grands couturiers », « chorégraphes », « cinéastes », « traiteurs de luxe » et autres « fleurons du Paris nocturne » (p. 19). Il donne toute une liste d'homosexuels de droite, de Marcel Jouhandeau à... Roger Frey ou de Lattre de Tassigny, et même François Mauriac, bien que plus discret celui-ci (p. 19). Sade et Pasolini (p. 15), bien qu'à l'opposé de la droite, ont aussi un fumet qui répugne à sa narine de vertueux artisan.
Cependant, pour conclure, Daniel Guérin n'a qu'un mot, « convergence » :
« Il s'agit donc de faire en sorte que la plus grande convergence possible puisse être établie entre l'une et l'autre. Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que l'émancipation de l'homosexuel, même s'il ne s'y voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l'homme de couleur. De son côté, l'homosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle s'effectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si l'espèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les mœurs, mais, bien davantage, à changer la vie. Cette convergence, pour être crédible et effective, implique une révision fondamentale de la notion même de révolution sociale. Le capitalisme d'État des pays de l'Est est autant à rejeter que le capitalisme privé de l'Ouest. Seul un véritable communisme libertaire, antiautoritaire, antiétatique serait à même de promouvoir la délivrance, définitive et concomitante, de l'homosexuel et de l'individu exploité ou aliéné par le capitalisme. » (p. 25)
Dans la seconde partie de son Cahier, Daniel Guérin donne une anthologie de ses textes d'homosexuel militant. On apprend qu'en 1929, déjà, les éditions Albin Michel avaient publié de lui un roman qui lui valut la réprobation de son père, pourtant amateur lui aussi de garçons : « La vie selon la chair ».
Dès les années 60, il est sensible au combat libérateur de la femme : « Ayant compris que ma libération allait de pair avec celle du deuxième sexe, la femme était devenue ma compagne d'infortune, mon alliée. » (p. 34)
Daniel Guérin est d'une époque de pionniers de la libération sexuelle ou l'homosexualité était, du fait de sa clandestinité, une force secrète parce que systématiquement refoulée. Guérin savait le sens de se battre, de souffrir dans l'ombre toute une vie. Il savait que la liberté durement acquise ne pouvait se maintenir qu'au prix d'une dignité vigilante. « Cette génération d'homosexuels sans cache-sexe » (p. 42) dont parle Guérin, si elle se montre avec tant de provocation aujourd'hui, n'est-ce pas parce qu'elle est consciente qu'elle n'est plus rien, confondue dans la masse : elle n'a plus rien à défendre, elle ne choque plus, elle laisse indifférent. La répression rendait-elle l'homosexualité méritoire ?
Que faut-il penser de cette notation : « Il faut vraiment être un malade mental pour ne pas être un peu bisexuel » (p. 65) ? Le « un peu » ne manque pas de sel. Corollaire de cet axiome : l'homme incapable de jouir avec une femme serait-il un handicapé sexuel ?
Le mot d'ordre de Guérin qui a déterminé le combat de sa vie était la révolution par l'homosexualité. Le mot gay, appliqué aux homos, a certes contribué à rendre sympathique le milieu, mais l'a aussi entaché de légèreté. Comme si être gay n'était pas grave et pour beaucoup dramatique. Aujourd'hui encore, Daniel Guérin apporte une leçon de gravité. Il dit que, si la sexualité est le moteur de l'Histoire, l'homosexualité est et doit rester révolutionnaire ; qu'il faut s'en servir, au-delà du facile épicurisme, comme d'une arme, ne serait-ce que pour pourfendre les omniprésentes hypocrisies.
■ Cahier du Vent du Ch'min, 1983
Lire : la première partie - la seconde partie de cet essai
Du même auteur : Le feu du sang : autobiographie politique et charnelle - La vie selon la chair