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Hommage à Jean Cocteau : « être jusqu'au bout »

Publié le par Jean-Yves Alt

« Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons. J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants. » (1)

En guise de préface, cette citation extraite du « Livre Blanc », roman anonyme de 1928. Jean Cocteau en est-il l'auteur ? Il n'a jamais démenti d'une façon formelle. Quand on lui demande d'illustrer le texte, n'écrit-il pas, par exemple :

« ... Quelque soit le bien que je pense de ce livre – serait-il même de moi – je ne voudrais pas le signer parce qu'il prendrait forme d'autobiographie et que je me réserve d'écrire la mienne, beaucoup plus singulière encore. Je me contente donc d'approuver par l'image cet effort anonyme vers le défrichement d'un terrain resté trop inculte... » (2)

L'ouvrage fit grand bruit. Il n'existait pourtant qu'une édition originale hors commerce tirée à... 21 exemplaires. Le fruit défendu étant le meilleur, le Tout-Paris des années 30 prétendit avoir lu l'histoire de ce garçon amoureux à la fois d'une jeune fille et de son frère, mais n'en parlait qu'avec des airs de mystère. Ce n'était pas la première légende à porter au crédit de Jean Cocteau et ce ne serait pas la dernière.

Cocteau fut un dieu, le dieu d'au moins deux générations, trois peut-être. Reproche-t-on à un dieu de s'éprendre de la jeunesse, de la capter, de la capturer ? Jupiter enleva Ganymède sans qu'il y eût protestation. Cocteau et son époque, c'est un peu cela. Que de jeunes gens enlevés dans les serres puissantes de l'aigle vers un Olympe de poésie et qui ne s'en plaignirent pas. Ne les haussait-il pas souvent bien au-dessus de leur condition anonyme ?

Dans « La difficulté d'être », recueil de confidences et de souvenirs paru en 1957 aux éditions du Rocher, le poète s'exprime ainsi sur la jeunesse :

« ... J'aime fréquenter la jeunesse. Elle m'apprend beaucoup plus que l'âge. Son insolence et sa sévérité nous administrent des douches froides. C'est notre hygiène... ».

Et un peu plus loin, dans le même chapitre :

« ... Y serait donc stupide d'attendre la reconnaissance de la jeunesse et d'être glorieux de ce qu'elle vint se réfugier chez nous. Elle nous aime dans la mesure où nos défauts la renseignent, où nos faiblesses lui servent d'excuse, où notre fatigue nous met à sa merci. C'est de cet amalgame que nous devons tirer bénéfice et profiter d'elle autant qu'elle profite de nous. Nos œuvres lui sont une pantoufle. Elles ne lui servent qu'à se faire les dents... »

Le « Livre Blanc » mis à part et que le grand public ne connût pas, ou peu, c'est avec « Les enfants terribles » que le premier coup fût porté dans les rangs de ceux qu'avec l'empereur Hadrien – il me plait d'appeler « les barbares », c'est-à-dire ceux qui niaient, nient encore ou font toujours semblant d'ignorer – une dimension de l'amour autre qu'hétérosexuelle.

Le beau Dargelos, ce « coq du collège » et sa boule de neige magique firent voler en éclats les vitres de la tradition, des idées reçues, du conventionnel ; et ces vitres étaient opaques et cachaient ce qui était à l'intérieur. On pouvait enfin risquer un œil puis, entrer de plain-pied dans cet univers pur et dur des amours enfantines qui disent leur nom :

« ... L'élève [Paul] contourna le groupe et se fraya une route à travers les projectiles. Il cherchait Dargelos. Il l'aimait. Cet amour le ravageait d'autant plus qu'il précédait la connaissance de l'amour. C'était un mai vague, intense contre lequel il n'existe aucun remède, un désir chaste sans sexe et sans but… »

Dargelos qui a organisé la bataille lance alors sa boule de neige en direction de Paul. [Cocteau expliquera plus tard qu'elle contenait une pierre]. Il est trop tard, Paul ne peut l'esquiver et cette boule va lui étoiler le cœur :

« ... Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide. Il devine Dargelos sur une espèce d'estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. Il gisait par terre. Un flot de sang échappé de la bouche barbouillait son menton et son cou, imbibait la neige ... »

Les années passent, Paul aimera Agathe. Du moins, croira-t-il l'aimer. Elle ressemble à Dargelos. Vers la fin du roman, Dargelos, toujours lui, fera parvenir à Paul la boule noire du poison qui le tuera. Elisabeth veille sur son frère qu'elle aime à la folie, sur la chambre qu'ils partagent et qu'ils appellent « la roulette ». C'est elle, grande prêtresse, qui noue et dénoue les fils du destin. Elle croit prendre Paul à Agathe, elle le rend à Dargelos, entraînant son frère dans la mort. Cette mort « où les chairs se dissolvent, où les âmes s'épousent, où l'inceste ne rôde plus » Devant les yeux de l'agonisant, la bataille de neige reprend, comme autrefois, à la sortie du collège :

« ... Ces spectateurs, Paul les distingue derrière les vitres. Tandis qu'Agathe, morte d'épouvante, se taisait et regardait saigner le cadavre d'Elisabeth, il distinguait dehors, s'écrasant parmi les rigoles de givre et de glace fondue, les nez, les joues, les mains rouges de la bataille de boules de neige. Il reconnaissait les figures, les pèlerines, les cache-cols de laine. Il cherchait Dargelos. Lui seul il ne l'apercevait pas. Il ne voyait que son geste. Son geste immense.

— Paul ! Paul ! au secours !

Agathe grelotte, se penche. Mais que veut-elle ? Que prétend-elle ? Les yeux de Paul s'éteignent. Le fil se casse et il ne reste de la chambre envolée que l'odeur infecte et qu'une petite dame sur un refuge, qui rapetisse, qui s'éloigne, qui disparaît. »

On ne peut trouver plus beau thème de réflexion sur cet ange que nous abritons en nous, que « nous gardons plus qu'il ne nous garde » : et cet ange, appelons-le Dargelos, Heurtebise ou d'un tout autre nom, mais assurément d'un nom de garçon ; du nom de celui-là même qui troqua la boule de neige pour une pierre, un regard aussi dur que la pierre ou un simple sourire durant notre adolescence...

Quel qu'il fût, le projectile atteignit son but, même à notre insu. Qui pourrait nier que seul, le temps, nous fit oublier, qui nous blessa délicieusement ? Les hétérosexuels, aussi, ont eu leur Dargelos, Mais ils surent mal garder l'ange. Quand ils le retrouvèrent, il s'était changé en femme.

Est-ce mieux ainsi ? Mon propos n'est pas de le dire.


(1) Le Livre Blanc, Editions Passage du Marais, 1992, ISBN : 2840750015, page 15

(2) Le Livre Blanc, page 87


De Jean Cocteau : Journal (1942-1945)

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