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Les absents, Hugo Marsan

Publié le par Jean-Yves Alt

Peut-on accomplir le meurtre de son propre passé, tuer ces « absents » qui vous ont aimé et dont on s'imagine qu'ils vous empêchent de vous accomplir de vivre, d'être heureux ? C'est sur ce thème qu'Hugo Marsan a construit ce roman.

Le décor du roman est la Saudalie : ce pays imaginaire d'Afrique qui a « bonne réputation », où la misère est « décente », est le lieu idéal pour assouvir des désirs de fuite et de disparition.

Lucien a voulu s'éloigner de son ami Frédéric qui se meurt du sida, sur un lit d'hôpital à Paris, parce qu'il n'avait plus l'impression d'exister à côté du malade et ne se sentait plus la force de répondre à la détresse agressive de ceux qui, sur le point de s'éteindre, envient sourdement les vivants. Seule une femme, pense-t-il, au cours de ces vacances, en forme de fugue, peut le sauver de l'attraction de la mort : c'est Marthe qui, telle une « Virginia Woolf » esseulée, tangue au bord de l'océan. Dans ses inlassables promenades, elle fatigue son angoisse – d'avoir abandonné sa mère qui, avant d'être internée dans un asile, errait à travers les rues, comme une vieille enfant à la recherche de sa maison. Marthe, dont l'auteur réussit un beau portrait, complice et émue, a même rêvé de tuer sa mère pour se délivrer de ce vieux corps, aux yeux morts, qu'elle est devenue.

Le roman est d'abord l'histoire de deux êtres qui, appartenant à la « cohorte des blessés légers » et ayant l'habitude des capitulations ordinaires, ont cru leur vie pleine parce qu'ils l'ont encombrée de scrupules et veulent se hâter de devenir égoïstes. Leur fraternité triste se métamorphose peu à peu en une sorte de tendresse craintive puis sensuelle – qu'Hugo Marsan cerne avec une extrême pudeur comme s'il voulait préserver le secret de la nuit de la chambre où Lucien tâtonne autour d'un désir qui n'est habituellement pas le sien avant d'oser boire, pour la première fois, à cet amour si violent qu'il n'aurait jamais supposé l'atteindre.

Mais, trop murés, l'un et l'autre, dans leur passé, ils ont besoin d'un lieu théâtral qui corresponde à l'ambiguïté de leur relation : c'est la Maison rose, un bar du bout du monde, un « rendez-vous des laissés-pour-compte », tenu par Gaby et Ulysse qui, chaque soir, accomplissent un numéro de travestis. Mais le spectacle ne saurait être pour Hugo Marsan un exorcisme à la difficulté de vivre : enfermé dans un corps énorme, comme enterré dans sa propre chair, Gaby éprouve une jalousie maladive pour son frère jumeau : un présentateur svelte et brillant de la télévision française, que, dans son dépit grandiloquent et funèbre, il rêve de tuer.

Les absents, Hugo Marsan

Sur fond de Saudalie qui bascule dans la guerre civile, Hugo Marsan explore – dans une série de dialogues, très denses, à la fois clairvoyants et désabusés – le pacte éphémère qui, unissant en fin de nuit ce quatuor tropical, oblige les personnages à ne pas tricher et à s'avouer que les révolutions individuelles n'ont jamais lieu car chacun bute sur son propre enfer intemporel.

Accuser les absents de tous les malheurs n'est qu'un alibi pour se dissimuler à soi-même ses propres désarrois et faiblesses, tenter d'oublier cette « part inconsolable » qui demeure en soi, depuis l'enfance. Lucien n'arrive pas à anéantir l'enfant qui la dévore, cette « petite fille » qui, en lui, supplie qu'on l'aime.

L'idée que la maladie de Frédéric est trop présente, anéantit l'écriture, n'est qu'un prétexte pour masquer à lui-même son incapacité à écrire une nouvelle pièce. Quant à Marthe, si elle redoute tant le spectacle de la folie de sa mère, c'est parce qu'elle a peur de son propre déclin, que cette déchéance préfigure.

Mais ce qu'analyse encore plus profondément Hugo Marsan, c'est l'impuissance de ses personnages à dépasser leur narcissisme douloureux et crispé. À cause de leur besoin exacerbé de réflexion, de leur méfiance native envers la jouissance qu'ils considèrent comme une « effraction », l'amour se ramenant à un voyeurisme désenchanté, ils sont incapables de s'abandonner vraiment au plaisir spontané des corps, à la volupté de l'échange, au simple bonheur du présent.

■ Les absents, Hugo Marsan, Editions Mercure de France, 172 pages, 1995, ISBN : 9782715219359


Du même auteur : Monsieur désire - Le balcon d'Angelo - La troisième femme - Le labyrinthe au coucher du soleil - Véréna et les hommes - Saint-Pierre-des-Corps - La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province)

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