Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Laissez les filles au vestiaire, Maurice Périsset (1950)

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman illustre les mots d'Oscar Wilde : « Chacun tue les objets de son amour. » Le récit donne une idée assez nette de ce qui pouvait peser sur l’homosexualité masculine dans les années d'après-guerre. Il témoigne sur la culpabilité fondamentale avec laquelle ont dû se débattre beaucoup d'homosexuels.

Marc est un très jeune acteur convaincu de son anormalité ; il porte en lui les stigmates de sa culpabilité. Orphelin livré à lui-même, il peut grâce à une vieille tante, suivre des cours de théâtre où il rencontre, l'auteur dramatique Eric, la trentaine, chez qui il s'installe. Éric est de suite conquis si bien que Marc devient l'interprète principal de ses œuvres.

Quelques temps après, Eric rencontre Clara, une chanteuse de cabaret, plus âgée que lui. Il apprécie son esprit, son sens critique, tout ce qui en elle n'est pas le féminin affecté dont il a horreur. Surtout elle lui laisse entrevoir une existence différente de la sienne. Habitué à créer des personnages, puis à les laisser se débattre dans leur drame intime, Eric se voit lui-même au centre d'une pièce de théâtre ; esclave de son art, il en arrive à se demander quelle scène de sa passion il est en train de vivre.

C'est Marc, qu'elle connaît à peine, qui inquiète Clara. Quelle part a-t-il dans la vie d'Eric ? La chanteuse admet difficilement qu'un être humain puisse compter autant pour un autre, au point de ne vivre que par lui et que pour lui : il lui arrive de craindre que, par quelque manœuvre sournoise et incompréhensible, Marc ne détourne d'elle son amant :

« Au delà de lui-même, il [Marc] sentait qu'il avait perdu la partie, que rien de sa vie ne se déroulerait comme il l'avait si naïvement souhaité. Jamais, jamais plus Eric ne serait pour lui le grand frère tendre qui le comprenait toujours et souvent même sans qu'il eût besoin de parler. Jamais plus, le soir, son épaule ne serait le refuge chaud et secret où il aimait appuyer sa tête lasse, dans un mouvement enfantin de tendresse. D'un coup, il se détachait de son adolescence et demeurait hésitant sur le seuil de cette vie secrète et d'une plénitude absolue qu'on appelle la vie d'homme. Et c'est peut-être cette adolescence qui n'avait pas consenti à le quitter qui donnait à son rire, à ses lèvres, au vert humide de ses yeux, un reflet de pureté troublante. » (pp. 30/31)

« Il [Marc] ne voulait pas évoquer Eric, mais cela lui était impossible. Quelque chose le glaçait et le brûlait à la fois quand il pensait à lui : Eric nu, Eric sur Clara, Eric dispensant le plaisir à Clara seule... Il se mordit les lèvres jusqu'au sang, Marc quitta sa veste, ses chaussures et s'étendit sur son lit. Il éprouvait pour Eric un sentiment que Clara était bien incapable d'avoir pour lui et, voilà, c'était avec Clara qu'Eric était maintenant. Cela n'était pas juste. » (p. 34)

En parlant avec Eveline, son amie actrice au théâtre, Marc s'efforce d'oublier la déception que lui cause Eric. Il y voit un peu plus clair en lui : l'idée que ce qu'Eric lui refuse, des centaines d'êtres, sans doute, seraient capables de le lui donner.

« Oui, goûter le fruit d'un baiser masculin, la nervosité musclée d'un corps d'homme ! » (p. 58)

La peur, que vivent Clara et Marc, se travestit bientôt en relations cruelles et désespérées :

« Puisqu'il faut employer les mots, si ce n'est pas de l'amitié que j'éprouve pour Eric, ou de l'affection, mais, comme vous voulez l'insinuer, si j'ai envie de coucher avec lui, ce désir est encore plus propre que vos sentiments, inspirés par je ne sais quel calcul ! […] Avant vous, Eric travaillait, était heureux. Déjà, il l'est beaucoup moins. Bientôt, il ne le sera plus du tout. C'est cela que vous voulez ? C'est pour cela que vous voulez le protéger de ce que vous appelez sans doute "mon vice" ? » (p. 66)

Clara et Marc font penser aux gladiateurs romains qui n'étaient forts que d'une certitude : celle qu'il y aurait, en dernière instance, un gagnant et un perdant. Marc tient à Eric plus qu'à tout au monde, même si cet amour ne doit jamais trouver d'aboutissement charnel. Mais Eric, qui lui paraît certes accablé, se tait. Marc pense alors comprendre qu'il n'y a rien entre Eric et lui. Il décide donc de quitter l'appartement. Son amie, Eveline accepte de l'héberger.

Eric se rend compte – trop tard – que chaque jour Clara prend un peu plus d'emprise sur lui, trop puisqu'elle lui a fait chasser Marc dont la présence la gênait. Il ne se sent pas délivré, bien au contraire. Déjà, il mesure combien son interprète lui manque.

Eveline est secrètement amoureuse de Marc depuis leur première rencontre. Marc, une fois installé chez elle, comprend qu'Eveline veut de lui pour amant :

« Envers cette fille qui s'offrait et pour laquelle il ne pouvait rien, il sentit monter en lui une colère froide qui lui faisait mal. Mesurer ainsi le fossé d'incompréhension qui sépare certains êtres, même ceux qui paraissent le mieux faits pour s'entendre, lui donnait envie de partir brusquement, de marcher au hasard de la nuit jusqu'à ce que le sommeil ou la fatigue le terrasse. Eveline essayait d'exaspérer ce qu'elle croyait être son désir, en réalité une mauvaise comédie qu'il se donnait pour n'avoir pas à découvrir la vérité si douloureuse au fond de lui. Elle n'avait pas compris que Marc avait seulement besoin d'une grande affection, située hors du temps, pour ne pas tomber dans un gouffre. Il n'éprouvait aucun désir pour elle parce que son âme était pleine d'un autre. » (pp. 96/97)

Le jeune acteur, glacé de désespoir, n'a pas vu le miracle appelé si longtemps de ses vœux.

« […] il n'avait pas connu d'étreinte d'homme depuis qu'il avait suivi un gamin qui l'avait entraîné dans sa chambre sordide. Il sentait cependant qu'il sombrait dans l'homosexualité sans possibilité de retour. […] Eveline […] acceptait sa présence dans son appartement comme elle eût toléré, un pékinois, avec, en plus, un peu de pitié. Cette pitié, Marc la percevait vaguement, mais il était dans une période d'abattement, de dépression tels qu'il eût été bien capable de réagir efficacement. Se mettre à la recherche d'un gîte, voire d'un couvert, lui paraissait chose quasi-insurmontable, en tout cas bien au-dessus de ses forces. Alors, il se laissait vivre, attendant il ne savait trop quoi. » (pp. 117/118)

Marc passe une nuit avec Alex, un matelot : ce moment n'a pas suscité en lui cette légèreté profonde qu'il a toujours ressentie en présence d'Eric. Personne, il le sait, ne pourra plus capter son amour comme Eric l'a fait. Alors ? Chaque fois que le désir montera en lui, impérieux et brutal, devra-t-il partir à la recherche d'un compagnon de plaisir ? Marc pense qu'on ne gagne pas à ces jeux truqués et perdus d'avance, où il y laissera un peu plus de son cœur, de sa confiance, pour devenir une sorte de monstre à figure humaine et souriante. Il ne lui reste plus qu'à mettre fin à ses jours.

Eric, bouleversé par le suicide de Marc, écrira à Eveline : « On n'est jamais prêt au moment où il le faudrait, jamais assez pour comprendre et pour admettre la pureté des autres. » (p. 179)

■ Laissez les filles au vestiaire, Maurice Périsset, Éditions C.P.E., 1950


Du même auteur : Deux trous rouges au côté droit - Les collines nues - Les tambours du Vendredi Saint - Soleil d'enfer - Le ciel s'est habillé de deuil - Corps interdits - Les noces de haine - Avec vue sur la mort - Les grappes sauvages - Gibier de passage

Commenter cet article