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Un instant d’éternité et autres nouvelles, E.M. Forster

Publié le par Jean-Yves Alt

Edward Morgan Forster souhaitait brûler la plupart de ses nouvelles. Nous sommes redevables à ses amis et compagnons de fredaines, Lytton Strachey et T.E. Lawrence, à qui il les montra, d'avoir évité un tel naufrage : car les treize nouvelles d'« Un instant d’éternité » dévoilent l'autre visage de l'auteur de « La route des Indes ».

Un rapport et un lien unissent ces treize récits : le souci constant de brocarder la respectabilité britannique.

Dans la nouvelle « Albergo Empédocle », Lord et Lady Peaslake et leurs amis impressionnent, par une entente tellement harmonieuse : en apparence pas un cil ne bouge, un groupe vraiment charmant, mais un tant soit peu éteint et silencieux pendant le voyage qui les mène de Palerme à Agrigente.

Un fil plus ténu relie ces treize récits l'un à l'autre, dans chacun d'entre eux, un événement, une rencontre imprévue vient craqueler cette façade de respectabilité.

Dans « Albergo Empédocle », le personnage d'Harold, délaissant sa fiancée Mildred Peaslake, s'endort-il du sommeil d'Endymion hors du sentier qui mène au temple, entre deux fûts de colonne : « Son corps déborde de vie, plein de la générosité de la terre et de la chaleur du soleil », un abandon inadmissible pour un citoyen de Sa Gracieuse Majesté, toujours soucieux d'un spectateur éventuel.

Dans « L'obélisque » et « Arthur Snatchfold », c'est un peu plus choquant :

« L'obélisque » relève tout à fait de l'humour anglais traditionnel, par son côté voleur-volé, arroseur-arrosé ; en l'espèce il s'agirait plutôt de la cocufiante-cocufiée...

« Arthur Snatchfold » se rapproche plutôt de Maurice mais comme le héros de Mort à Venise, un veuf, Sir Richard Conway, fait un jour la rencontre de la Beauté, pas sous les traits d'un blond éphèbe, déambulant dans le hall d'un hôtel de luxe, mais sous les traits d'un laitier musclé : chacun sait que le cliquetis matinal du « milkman » rythme autant la vie d'un Anglais qui se respecte que le rituel thé de l'après-midi ! Un peu plus tard Conway, en échancrant le col de chemise de Snatchfold, s'aperçoit, comme Hilda dans « L'obélisque » ou « Maurice » dans le roman qui porte son nom, que la gorge d'un laitier, d'un marin ou d'un garde-chasse ouvre plus d'horizons au désir que celle d'un aristocrate ou d'un instituteur.

Bien que, dans tous les nouvelles, Forster tourne le commutateur électrique un peu trop tôt, il suggère magnifiquement l'orgasme, par l'évocation fugace du décor environnant.

Par la bouche de Snatchfold, se découvre le message et la vraie morale de cet instant d'éternité :

« Qu'est-ce que ça peut bien leur faire, aux autres, si cela ne nous fait rien à nous ? »

À lire absolument !

■ Un instant d’éternité et autres nouvelles, E.M. Forster, Éditions Christian Bourgois, 2003, ISBN : 2267016559


Du même auteur : Maurice

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Un amoureux flou de la jeunesse : Witold Gombrowicz

Publié le par Jean-Yves Alt

Witold Gombrowicz (1904-1969), à travers ses romans [Ferdydurke (1), La pornographie, Trans-Atlantique], ses pièces de théâtre, son Journal, n'a cessé de faire l'éloge de la jeunesse, de l'immaturité.

L'auteur polonais reste une énigme. Mais une énigme tout à fait d'actualité. Parce qu'aujourd'hui on encense, plus que jamais, la jeunesse : sa lecture est de ce fait particulièrement passionnante.

Le rapport avec l'immaturité est quotidien, sous-tend nos activités, nos loisirs, et ceci de la façon la plus grossière, la plus « cuculisante » :

« Il existe aussi, explique Gombrowicz, une immaturité vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu'elle nous submerge, lorsque nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés par toute forme "supérieure". L'homme, tourmenté par son masque, se fabriquera à son propre usage et en cachette une sorte de sous-culture : un monde construit avec les déchets du monde supérieur de la culture, domaine de la camelote, des mythes impubères, des passions inavouées... domaine secondaire, de compensation. » (2)

Dans Ferdydurke (1), la manière, dont Pimko « cuculise » les écoliers, parodie avec bonheur la manière dont le pouvoir se sert du peuple :

« Il est vrai que pour nous les jeunes, rappelle Christophe Jezewski, l'œuvre et la pensée de Gombrowicz furent un formidable rempart contre la pression du totalitarisme, contre la "cuculisation" de l'école stalinienne et de la part des mass média, mais aussi des milieux réactionnaires de l'extrême droite. Elles nous donnaient droit à un certain élitisme, à l'indépendance. » (3)

De façon générale, quel que soit le régime politique, la relation entre le Pouvoir (paternel) et le peuple est infantilisante à souhait, comme l'observent moult textes des XIXe et XXe siècles. Sous d'autres latitudes, les entreprises de colonisation, de protectorat, ont engendré aussi ce lien – indispensable à leur réussite –, maturité-immaturité, « cuculisation » oblige.

De tous les âges de la vie, l'enfance n'est-elle pas le plus « cuculisé » de tous ? Et comment asservir le peuple ? Comment diriger les masses ? En tirer profit ? Il suffit d'infantiliser, de « cuculiser ». L'enfant, le nègre, l'esclave, l'exilé, l'homme qui subit une quelconque différence, sont tous aux abois dans un univers friand de boucs émissaires et de martyrs de l'immaturité.

Aujourd'hui, où que l'on regarde, où que l'on se tienne ou se dirige, soufflent les courants d'air de l'immaturité qui font attraper de bons rhumes juvéniles aux plus austères des grands pontes. Cette « cuculisation » n'est-elle pas à l'apogée dans l'art, dans la musique en particulier, laquelle réduite à un bien de consommation, n'est plus qu'une forme juvénilisée, réduite à l'appétit des sens, à la simplification, au conformisme des styles ?

Ces propos pourraient s'étendre aux classes prolétaires et bourgeoises, aux masses, à tous les enfants d'une sous-culture. Peur face à la vieillesse et à la mort qui détermine ainsi l'attirance de l'homme contemporain vers l'immaturité. Gombrowicz n'était pas seulement précurseur d'idées, il était aussi saisi par des fantasmes et des phobies qui animent chacun aujourd'hui de façon consciente ou le plus souvent refoulée.

Tant de slogans « cuculisants » émergent de la société occidentale : protégez votre peau, vos dents, vos yeux, protégez vos enfants, votre avenir... Pêle-mêle, hantise des rayons solaires, des caries, des sadiques, de la crise économique, des virus meurtriers, tout contribue par le biais de la fragilisation à rendre immature, enfantin.

Comme Zuta, dans Ferdydurke (1) qui « voyait la maturité dans l'immaturité », nous découvrons l'immaturité au cœur de la maturité. Il y a une véritable escalade de l'immaturité dans nos sociétés qu'il est difficile d'accepter. Avec l'achat à crédit du canapé, de la cuisine équipée, l'immaturité est installée dans les foyers – en chair, en os, en sourires, en couches-culottes et en babillages : l'enfant. Offert, exposé à la vue du voisinage… une sorte de lifting décoratif, cachant les maléfices de l'arrière-saison qui approche doucement mais sûrement.

De même que nous avons eu l'homo americanus, l'homo-sovieticus, de façon plus vaste, embrassant tous les domaines et tous les continents, s'ajoute au musée d'anthropologie un nouveau spécimen qu'avait flairé depuis longtemps Witold Gombrowicz : l'Homo immaturitus ou Homo cuculicus.

Gombrowicz place une majuscule devant Jeunesse, Immaturité, Infériorité. Parce qu'il a ressenti le feu brûlant de cette Jeunesse, reconnu son pouvoir infernal, découvert la fascination cruelle qu'elle exerce sur certains adultes :

« Regardez... quand s'achève l'enfance et que l'adulte n'est pas encore vraiment là, c'est-à-dire entre quatorze et vingt-quatre ans, l'homme jouit d'une sorte de floraison. C'est chez lui la seule période de beauté absolue. Il existe dans l'humanité une réserve immortelle de beauté et de charme qui est – hélas, hélas ! – liée à la jeunesse. Oh non, il ne suffit pas d'admirer la beauté des tableaux abstraits – elle est sans risque –, il faut l'éprouver à travers ce qu'on a été, ce qu'on n'est plus, à travers cette infériorité de la jeunesse. » (4)

Il faut voir dans Ferdydurke (1) une destruction de la sexualité elle-même, une « cuculisation », une infantilisation de la sexualité. À travers cette histoire grotesque d'un monsieur qui devient un enfant parce que les autres le traitent comme tel, autant dans les rapports de ce monsieur avec la lycéenne moderne, avec Sophie lors de son enlèvement, ou dans les rapports de Pimko avec les élèves, ceux de Mientus avec le valet de ferme, la sexualité est tournée en dérision de la façon la plus sournoise, tombée de son piédestal, dépossédée de sa gravité, de sa lourdeur.

Autant Ferdydurke est écrit avec cette manière si peu sérieuse de voleter, de butiner ça et là, de démolir avec allégresse un édifice des plus imposants, de saper ses fondations d'une chiquenaude, autant le Journal de l'auteur révèle une lutte difficile, douloureuse pour vaincre la sexualité elle-même. La vaincre en la prenant corps à corps ; la vaincre en dansant avec la sensualité de ses jeunes démons, en s'égarant dans les bas-fonds de Buenos Aires. La vaincre non sous la terreur du péché, de la culpabilité qui tenaillent le chrétien, mais la vaincre au nom du Jeune, de l'Immature, de l'Inférieur et de l'immortalité qu'il recèle. On n'est jamais aussi proche de la mort que par l'adhésion au sexe. Le rire, le ton plaisantin et nihiliste de Gombrowicz sont des coups de gueule jetés aux pouvoirs mortels de la sexualité.

Dans l'imagerie classique, Eros lance une flèche sur les amoureux. Ici, au contraire, c'est Gombrowicz qui porte un carquois, bande son arc et transperce de mille traits Eros lui-même.

Lorsqu'entre 1939 et 1947, Gombrowicz explore le Retiro, les bas-fonds de Buenos Aires, c'est un étrange paradoxe, une atmosphère trouble qu'il traverse. Le Retiro est un lieu, une zone délimitée où règne un « secret diabolique » – « c'était que rien ne pouvait y arriver à terme, tout y était forcément en-dessous du niveau admis, demeurant dans sa phase préliminaire, non accompli, baignant dans l'Inférieur> » (5). Là, faisant l'amour avec des jeunes garçons et des marins, Gombrowicz faisait l'amour avec un lieu ombrageux, Immature, Inférieur qui nourrit et enfante toute son œuvre.

Dans son Journal, Gombrowicz vacille entre l'ombre et la lumière, entre la nuit du Retiro et les masques du grand jour, prend conscience, avec une acuité exceptionnelle, des raisons qui empêchent en général l'homme d'aimer l'adolescent, le forcent à s'attacher à la femme, tout en observant son propre cas.

Au seuil de la trentaine, l'écrivain se révèle incapable d'éprouver du sentiment pour une femme, qu'il accède à l'univers de la Jeunesse, qu'il se fourre littéralement en elle. C'est par cette brèche qu'il s'éprend du « blanc-bec », du gamin, de l'adolescent trouble et ne peut cependant goûter à un érotisme complet et réel. L'attirance sexuelle envers la femme est encore trop forte chez lui. Gombrowicz ressent un handicap : la maturité, sa propre maturité, sa vieillesse qui lui tombe dessus tout à coup, alors qu'il se contemple dans une glace, et l'empêche d'accéder au monde de l'adolescent, de l'inachevé, de lever tous les interdits et d'aimer, jusqu'à être dévoré par lui, l'adolescent.

D'où toute une suite de réflexions très profondes dans le Journal sur le ballet incessant, à la chorégraphie parfois hésitante, qui se joue à trois – l'homme, la femme, l'adolescent –, la femme faisant écran, empêchant l'homme de s'éprendre et de se soumettre aux charmes, à la beauté de l'Inférieur, de l'Incomplet, du blanc-bec, de l'Adolescent.

Lorsque Angelo Rinaldi, travaillant alors à Nice-Matin, interviewa le maître à Vence en 1965 et fit allusion à l'homosexualité, Gombrowicz, rapporte le critique, « a éclaté en me disant : "Mais voilà, vous êtes comme tous les Français, vous ne pouvez pas raisonner autrement qu'en-dessous de la ceinture !" J'avais mis le doigt sur quelque chose. » (3) Ce qui est intéressant, c'est de voir l'auteur osciller entre la confidence et le désaveu, entre la lumière et l'ombre, choisissant l'une sans se défaire de l'autre. Ses relations avec le Retiro illustrent cette hésitation douloureuse, entre les bas-fonds où vit la beauté de l'Adolescent, avec son attirance, sa sensualité, et le monde officiel de la Femme, de l'amour "orthodoxe", avec ses rôles attendus qui ne le satisfont pas.

Comment évite l'adulte de tomber sous les charmes ensorceleurs de l'Adolescent ? Par ce « terrifiant avantage [...] social, économique, intellectuel, qui se matérialise avec une cruauté méthodique - acceptée du reste par les victimes [...]. Ne pouvait-on soupçonner toutefois que si l'adulte avilit et dégrade ainsi son cadet, c'est pour ne pas tomber à genoux devant lui ? [...] Et la vague infinie de l'amour interdit et flétrissant – amour qui véritablement jette l'adulte à genoux devant l'adolescent –, n'était-elle pas une revanche de la nature sur le viol que l'homme vieillissant perpétrait sur l'adolescent ? » (3)

L'érotique qui lie l'adulte au jeune garçon en général n'est pas une érotique simple, mais complexe. Sans doute délibérément complexe. La symbiose adulte-jeune est sans cesse à l'œuvre, chaque jour, mais son caractère érotique, son élément sensuel, son moteur sexuel, sont reliés à d'autres caractères, d'autres éléments non moins urgents que la pulsion érotique. L'érotisme jeune-adulte est enchevêtré dans un jeu de nécessités et de besoins sociaux et biologiques. Force d'équilibre, de vitalisation, de sens, de détermination de l'existence. Répondant dans son Journal à Sandauer, un critique, qui voyait en Gombrowicz un pervers, ce dernier réagit vertement :

« Au désir de l'homme d'être Dieu, s'oppose un autre désir, radicalement différent, celui d'être Jeune [...]. Suis-je un pervers lorsque j'affirme que la nature du jeune garçon, tellement particulière, tellement spécifique dans son inachèvement, son insuffisance, son infériorité, dans sa légèreté étrange, est un facteur indispensable pour comprendre la nature de l'adulte – et donc la nature de notre univers d'adultes ? Suis-je malade lorsque j'affirme qu'au sein de l'humanité s'opère sans cesse une collaboration clandestine des âges et des phases de développement, que s'y déroule un jeu d'enchantement, de fascination, de violence, qui fait que "l'adulte" n'est jamais uniquement "adulte" ? Nous disons : l'homme. Pour moi, ce mot ne signifie rien. J'ai toujours envie de demander : l'homme de quel âge, par quel âge fasciné ? À quel âge assujetti ? À quel âge lié dans son humanité ? » (4)

Il y a à travers son Journal un jeu de cache-cache et un jeu de miroir. Gombrowicz joue avec l'adolescent, se révèle à travers lui et se dissimule au lecteur, au nom même de l'Immaturité, de la Jeunesse. Tout dire, tout avouer, ce serait perdre le feu sacré de l'Inaccompli en soi, du Non-achevé.

On est surpris par cet iconoclaste, toujours sur le qui-vive, anticonformiste, se laissant immergé par ce sentiment de honte, auquel de surcroît il semble tenir. Comme si perdant sa honte, Gombrowicz perdrait tout lien avec l'Immaturité, l'Infériorité, la Jeunesse. La honte, domaine de l'obscurité, c'est aussi la Nuit, le lieu de la Nuit qui pour lui par excellence est le Retiro. C'est la Nuit, les quartiers brumeux qui sont le théâtre obscur d'aventures avec des marins et de jeunes garçons. La pédérastie vit ici au cœur des ténèbres.

L'homosexualité devient, pour ainsi dire, l'antithèse du jour. Le Gombrowicz qui s'avance à la lumière garde en lui précieusement la Nuit du Retiro, ses recoins, ses quartiers brumeux, ses bars interlopes, son port et ses secrets, comme des antres où se tissent les liens troubles unissant l'homme au garçon, au Jeune, à l'Immature, dans toute sa sensualité et sa volupté.

Et cette éternité incarnée par la Jeunesse, la fraîcheur, trouve ici son refuge le plus certain. L'éternité s'enfante dans les ténèbres du moi secret. Son visage le moins avouable est fait de sensualité, de beauté juvénile liée aux caresses, aux spasmes de la jouissance. Elle prend naissance dans les ténèbres du moi, avec des chairs et des corps immatures, ou proches de la maturité, comme ceux que caressait Gombrowicz.


1. Ferdydurke, premier roman de Gombrowicz, paru en Pologne en 1937, éditions Gallimard/Folio, 1998

2. Préface à La Pornographie, éditions Christian Bourgois, 1980

3. Magazine littéraire n°287, avril 1991, dossier Witold Gombrowicz

4. Journal, tome III, 1961-1969, éditions Christian Bourgois, 1981

5. Journal, Tome I, 1953-1956, éditions Christian Bourgois, 1981

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Journal [1953-1956], Witold Gombrowicz

Publié le par Jean-Yves Alt

En 1939, à l'occasion de l'inauguration d'une ligne transatlantique reliant la Pologne à Buenos Aires, l'écrivain Witold Gombrowicz (1904 – 1969), fait partie de la petite troupe de personnalités invitées pour cette croisière. Le 21 août, le paquebot Chrobry atteint Buenos Aires. Le 1er septembre, les Allemands envahissent la Pologne. Rester ou repartir ?

Witold choisit l'exil. Il n'ignore qu'une chose alors : l'aventure argentine va durer un quart de siècle. Vingt quatre années pour devenir Gombrowicz, c'est-à-dire tout à la fois une œuvre et une légende : rivé jusqu'à l'âge mûr hors de sa langue natale, au-delà de l'océan, sans attache et sans lien, Gombrowicz est un homme seul. Il ne reverra l'Europe qu'en 1963. Il meurt six ans après, enfin reconnu et traduit dans le monde entier.

« Dès le premier instant, je fus amoureux de la catastrophe, que pourtant je haïssais, qui m'entraînait dans sa ruine universelle : j'en fus amoureux et ma nature me la faisait saluer comme une occasion de me lier à l'Inférieur dans les ténèbres. » (p.233)

Que signifie ce langage ? On touche là au cœur de l'univers gombrowiczien : l'écartèlement entre la maturité et l'immaturité ; l'opposition jeunesse-vieillesse, achèvement-inachèvement ; l'érotisme ; la présence de l'infériorité de l'enfant dans l'adulte.

« Face à l'anéantissement de tout ce que j'avais possédé jusqu'à ce jour – patrie, foyer, position sociale –, je me réfugiai au sein de la jeunesse, et ce avec d'autant plus d'empressement que j'étais "amoureux". La guerre, entre nous soit dit, m'avait rajeuni, et deux facteurs se trouvaient être mes alliés : j'avais l'air jeune – le visage d'un jeune homme de vingt-cinq ans. » (p. 234)

Voilà donc Witoldo, faussement juvénile et naufragé en Argentine. Jusqu'en 1946, il ne produira rien – ou presque. Il lui faudra six années pour assimiler la matière des œuvres futures : Le mariage, La pornographie, Le journal. Le roman Trans-Atlantique sera le précipité de cette singulière désertion.

En attendant, c'est la misère. Son viatique de deux cents dollars ne lui permet pas de subsister bien longtemps. Il fait de la pige alimentaire ici et là, vivote grâce à l'aide financière de plusieurs amis. Jusqu'à la fin de la guerre, il déménagera de pension en pension.

À quoi s'emploie-t-il alors ? À se forger, à se consolider contre ce qu'il appelle « la forme », c'est-à-dire tout ce qui fait de vous un être modelé par les autres, par « l'inter-humain », par les rituels sociaux, par la culture. Il s'entoure alors d'un aréopage de jeunes disciples fidèles. Il y avait donc là-bas, en Argentine, un écrivain dans la gêne, fait sur le tard petit employé au Banco Polaco, et dans l'ombre de ce tracas quotidien se frayait la pureté de Gombrowicz ; entre lui-même, son œuvre et la fatalité de son destin, il aura su réussir l'amalgame.

Pour Gombrowicz, tout se résume à un paradoxe qui tient en quatre thèses :

▪ La première : La jeunesse c'est l'infériorité

▪ La deuxième : La jeunesse c'est la beauté

▪ La troisième (combien excitante) : Donc la beauté c'est l'infériorité

▪ La quatrième dialectique : L'homme est suspendu entre Dieu et la jeunesse

Ainsi la vie comporte-t-elle une phase ascendante et une phase descendante (avant trente ans, après trente ans) qui trace le dilemme entre la promesse de son propre accomplissement (tendre à être Dieu) et la nostalgie de son immaturité (rester jeune).

« Un adolescent, que peut-il avoir de commun avec un homme vieillissant ? » (p. 70)

Gombrowicz vivra cette question dramatiquement, se tenant sur cette crête qui joint les deux versants, non seulement distincts, mais contradictoires de notre existence :

« Ce qui nous fatigue, écrira-t-il encore, ce n'est pas de mourir lentement, mais de savoir que le charme de la vie nous devient inaccessible. » (p. 258) Le sens de la vie de Gombrowicz repose tout entier sur ce refus de la maturité, cet acharnement à se développer contre la sclérose de l'âge, comme un homme qui resterait « cousu d'enfant » (1).

La question de savoir si Gombrowicz est ou non homosexuel est finalement mal posée. Gombrowicz prend soin de prévenir le lecteur : « Rien de tout ce que je dis n'est catégorique – tout est hypothétique... Tout. Oui, tout – et pourquoi le cacher ? – dépend de l'effet produit sur vous. » (pp. 262-263)

Et si l'érotisme gombrowiczien passe par la figure omniprésente du garçon, c'est sans doute que la pulsion sexuelle reste pour lui d'essence fondamentalement masculine : toujours dans l'ambiguïté, la dérobade, le secret. Chez Gombrowicz, le personnage féminin n'est jamais un caractère mais une fonction ; son corps est un artefact. Et dans La pornographie, c'est de façon très explicite à ce sujet que l'auteur fait figurer systématiquement les mots « garçon » et « fille » entre parenthèses : au-delà de leur spécificité sexuelle, ne compte que ce qu'ils ont en commun, la jeunesse, l'immaturité.

L'homosexualité prend forme chez lui contre le sexe – entendre l'hétérosexualité : dans cette latence de l'acte, toujours possible avec l'adolescent, jamais avec la femme : « Et ce qui remontait, ce qui effleurait une fois de plus, était ce désir d'une jeunesse mienne, bien à moi, c'est-à-dire de mon image. D'une jeunesse identique, qui était justement en train de revivre dans les autres, mes cadets. [...] Regardant de-ci de-là les maisonnettes qui jonchaient la vallée, bondées d'une multitude de jeunes garçons quelconques dormant de leur banal sommeil, je me disais que c'était chez eux, dans leur jeunesse, que ma patrie se trouvait transférée. » (pp. 247-248)

Et Gombrowicz sent très bien à quel bastion il s'attaque en se livrant ainsi à la fascination du même sexe : « La fureur doublée de répugnance qu'éprouvent les hommes virils, couvant, élevant, amplifiant à loisir leur virilité ; les anathèmes de la morale, toutes les ironies, les sarcasmes et les colères de notre culture qui veille jalousement sur la primauté du charme féminin, tout cela s'abat d'un bloc sur le jeune éphèbe qui louvoie aux lisières ombreuses de notre existence officielle. » (p. 255)

Malgré les apparences, les choses, depuis 1954 où Gombrowicz écrivait ces lignes, ont-elles changé radicalement ?

Quoi qu'il en soit, pour Gombrowicz, sa position reste une déclaration de guerre aux valeurs établies : « Oui, j'exigeais que l'Adulte fût soumis au Cadet, au Benjamin. J'exigeais que fût enfin légitimée notre tendance au perpétuel rajeunissement, et que la jeunesse fût reconnue comme une valeur bien distincte, authentique et qui modifie notre attitude envers les autres valeurs. » (pp. 239-240)

Pour prémonitoires qu'elles paraissent à première vue, ces lignes engagent tout autre chose que cette sorte de consensus mou qui impose aujourd'hui collectivement l'impératif de paraître jeune à tout prix, l'adoption des signes grégaires d'une juvénilité sur commande.

Chez Gombrowicz, l'adulte ne quitte pas magiquement son statut irrémissible d'aîné. Mais la vague infinie de l'amour interdit et flétrissant – amour qui véritablement jette l'adulte à genoux devant l'adolescent – lui apparaît comme la juste « revanche de la nature sur le viol que l'homme vieillissant perpétue sur l'adolescent » (p. 257). Et si donc, dans la société, « l'adulte avilit et dégrade ainsi son cadet, c'est pour ne pas tomber à genoux devant lui> » (p. 257). L'adulte crée les valeurs pour ne pas tomber dans le piège intime de la sous-valeur, de l'infériorité de la jeunesse.

L'aveu labyrinthique de l'écrivain met en œuvre toute une stratégie où le demi-mensonge, l'outrance, la dénégation se mêlent étroitement, tant et si bien que le soupçon vient au lecteur que le blanc n'est jamais là que pour dire le noir. Tout se passe comme si Gombrowicz ne se dérobait à la vérité de son homosexualité que pour mieux faire découvrir le caractère insondable et angoissé de cette quête.

« Ainsi, ce ne sont pas des aventures érotiques que je cherchais au Retiro, mais [...] la jeunesse : la mienne et aussi celle des autres, car la jeunesse en uniforme de soldat ou de matelot, celle des petits gars tout simples du Retiro m'était, elle, inaccessible : l'identité de sexe, le manque d'attrait sexuel excluaient toute chance de s'unir et de se posséder. » (p. 237)

Que Gombrowicz ait consommé ou non ces aventures portuaires n'est pas essentiel : encore une fois, son érotisme est lié à l'immaturité bien plutôt qu'au sexe lui-même. Et dans toute l'œuvre de Gombrowicz, on ne trouve pas une scène de nature à proprement parler sexuelle, ni homo ni hétéro. La sensualité s'investit toujours, à travers ses multiples masques ou avatars, dans l'effraction brutale d'une figure constamment mise en scène, fût-ce de façon souvent parcellaire, dans ces gros plans insistants de nuque, de mollet, de pied, de genou : figure fragmentée de l'adolescent primitif, figure emblématique de l'Immaturité, en opposition symétrique avec celle de l'homme mûr, de l'homme en costume. Le voyou fait face au voyeur, le « cousu d'enfant » (1) à la maturité.

S'agissant de son homosexualité, nul doute qu'on ne touche à la part la plus secrète, la plus délibérément enfouie de l'écrivain. Witold Gombrowicz finira par épouser, à l'extrême fin de sa vie, une jeune femme. Rita Gombrowicz, c'est véritablement l'accomplissement de l'homme et de l'œuvre, dans et par la mort de Witold.

Toujours est-il que, sur la question de l'homosexualité en général, les opinions de Gombrowicz ne souffrent d'aucune ambiguïté :

« C'est juger de manière bien étriquée que de voir là une simple perversion sexuelle. [...] Les problèmes de l'âge et de la beauté sont loin, chez les gens qui sont réputés normaux, d'être suffisamment tirés au grand jour, suffisamment libres de tout tabou. C'est là une de nos pires faiblesses, un de nos pires mutismes. » (p. 262)

Pour Gombrowicz, l'homme doit être tiré au jour, dans sa nudité, dans sa vulnérabilité.

■ Journal Tome I, 1953-1956, Éditions Christian Bourgois, 1981, ISBN : 2267002574

1. Witold Gombrowicz, Bakakaï, éditions Denoël, 1984, ISBN : 2207280233, p. 97


Lire aussi : Un amoureux flou de la jeunesse : Witold Gombrowicz - L'école comme triomphe du “cucul”

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Amitiés avunculaires par Georges Duby

Publié le par Jean-Yves Alt

La relation entre l'oncle et le neveu est une constante dans les récits de chevalerie. Ainsi, dans La Chanson de Roland, le verbe aimer est employé plusieurs fois pour qualifier la relation entre Charlemagne et son neveu.

Comment s'expliquent ces amitiés avunculaires (c'est-à-dire relatives à l'oncle), et pourquoi occupent-elles une telle place dans la société féodale ? Georges Duby répond à la question :

« La disposition des rapports de parenté dans la société chevaleresque attribuait à l'oncle maternel à l'égard de ses neveux des droits et des devoirs privilégiés. Des fils de sa sœur, l'oncle attendait donc qu'ils l'aiment mieux que leur père, et lui-même se sentait tenu de les aimer mieux que celui-ci. Il se devait notamment de les aider dans leur carrière. Or, la plupart du temps, cet homme se trouvait en meilleure position pour le faire puisque, par l'effet des stratégies matrimoniales, la femme était d'ordinaire, dans le couple, de plus haut parage que son mari. Pour se pousser dans le monde, les garçons se tournaient par conséquent volontiers du côté de leur lignée maternelle. Lorsqu'on les avait voués à servir Dieu, ils s'élevaient dans les grades ecclésiastiques grâce à l'oncle chanoine, abbé ou évêque ; lorsqu'ils étaient chevaliers, ils partaient combattre dans l'équipe de l'oncle banneret, sûrs de trouver dans son entourage chaude amitié, ferme soutien et les chances les plus assurées de faire fortune. »

Georges Duby

in Guillaume le Maréchal, éditions Fayard, 1984, ISBN : 2213013497, p. 95


Lire aussi : L'exaltation de l'amour viril au Moyen-âge par Georges Duby

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La mort propagande et autres textes de jeunesse, Hervé Guibert

Publié le par Jean-Yves Alt

« La mort propagande » est un texte qui porte en germe tous les thèmes des autres livres d'Hervé Guibert. L'écriture, brutale et iconoclaste, exploite des domaines que peu d'écrivains avaient osé affronter jusque-là : le corps intime exploré jusqu'à la limite du soutenable.

Masturbation alimentée d'un imaginaire homosexuel sadomasochiste, scatologie maniaque, scènes sanglantes d'éventration : tout un cérémonial de la transgression, rythmé par l'arrogance d'un enfant fragile et solitaire qui révèle ses abîmes de révolte, insulte l'ordre établi, accule à leur mièvrerie des parents pusillanimes et affolés.

Hervé Guibert exorcise le malaise d'être étranger aux autres en racontant les plus abominables histoires de sexe et de sang. Il dévoile les voluptés d'un enfant qui joue à se faire peur, qui invente des monstres de chair, et loin de l'angélisme cher aux adultes, conjure ainsi l'atrocité d'être mortel.

Quelle est la part de l'invention et du délire chez Hervé Guibert ? Il n'est pas possible de le savoir. Ces récits de jeunesse (la plupart écrits à moins de vingt ans) éclairent son œuvre et annoncent aussi (par quelle alchimie prémonitoire ?), « À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie » (1) et « Le Protocole compassionnel » (2), ce qui confirme – si besoin était – que Guibert est un écrivain de toujours.

État de grâce reconnu par les médias que pour cause de sida, comme si le talent – quand il fait son miel de la subversion blasphématoire – n'avait de crédit que cerné par la souffrance.

■ La mort propagande et autres textes de jeunesse, Hervé Guibert, Éditions Régine Déforges, 1991, ISBN : 2905538724 ou Le Livre de Poche, 1992, ISBN : 2253061271


(1) Éditions Gallimard, 1990, ISBN : 2070718905

(2) Éditions Gallimard, 1991, ISBN : 2070722260


Du même auteur : Mon valet et moi - Le protocole compassionnel

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